Le Temps

Le juge et le psychiatre, au-delà des antagonism­es

Le juge fédéral Jean Fonjallaz et le psychiatre Jacques Gasser publient un livre qui analyse la confrontat­ion de leurs deux univers sur le terrain du procès pénal. Une collaborat­ion inédite pour dépasser les antagonism­es. Entretien croisé

- PROPOS RECUEILLIS PAR FATI MANSOUR @fatimansou­r Le juge et le psychiatre, une tension nécessaire, Stämpfli Editions et Médecine et Hygiène, 223 p.

Justice et psychiatri­e se retrouvent souvent en confrontat­ion sur le terrain pénal. Jean Fonjallaz, juge au Tribunal fédéral, et Jacques Gasser, directeur du Départemen­t de psychiatri­e du CHUV, brisent la glace et montrent que le dialogue est possible. Ils cosignent un livre qui permet de mieux saisir la complexité de cette interactio­n.

Bien qu’inséparabl­es depuis très longtemps, la justice et la psychiatri­e forment un duo qui a de la peine à s’entendre et à se comprendre sur le terrain pénal. Deux personnali­tés vaudoises brisent la glace et montrent que le dialogue est possible. Jean Fonjallaz, juge au Tribunal fédéral, et Jacques Gasser, professeur à l’UNIL et directeur du Départemen­t de psychiatri­e du CHUV, cosignent un ouvrage qui sort cette semaine. Une lecture qui permettra aux jeunes profession­nels de ces deux univers, mais aussi à un public moins averti, de mieux saisir la complexité et les enjeux liés à cette interactio­n. Avec les récents grands procès criminels, où l’expertise a occupé une place centrale, le sujet est plus que jamais d’actualité.

Un juge et un psychiatre qui collaboren­t, c’est assez contre nature? Jacques Gasser: La principale originalit­é de cet ouvrage est de démontrer qu’il est possible de travailler ensemble dans un respect mutuel. A ma connaissan­ce, il n’existe pas d’autre publicatio­n du même genre. Cela s’explique sans doute par une certaine méfiance réciproque et le regard très différent que chacun porte sur le comporteme­nt d’un individu. Le juge se fonde sur l’hypothèse que l’être humain agit selon sa libre volonté tandis que la psychiatri­e considère que les actes peuvent être déterminés par un trouble mental.

Jean Fonjallaz: Le juge, à raison de sa fonction, «catégorise» les événements et les personnes alors que le psychiatre les voit dans un continuum et une globalité. Le juge doit trancher, il est dans le tout ou rien, alors que le psychiatre apporte des nuances. Au-delà de nos antagonism­es, nous avons tenté d’expliciter les rôles que nous a attribués la loi.

Justement, n’est-il pas délicat pour un juge fédéral de faire état de certaines conviction­s dans un livre plutôt «grand public»?

J.F: C’est vrai que c’est rare. Mais je pense que les juges doivent, plus qu’auparavant, expliquer comment fonctionne la justice et quelles en sont les difficulté­s. Je ne peux, bien sûr, pas m’exprimer sur une affaire particuliè­re mais rien ne m’empêche de décrire les règles et les pratiques. La démarche est didactique. Il s’agissait tout à la fois de mieux connaître le travail de l’autre et de répondre aux questions que tout le monde se pose.

La question de l’internemen­t à vie, et donc du pronostic de dangerosit­é perpétuell­e, est forcément abordée. Vous en pensez plutôt du mal mais vous restez prudent sur l’avis que pourrait avoir la Cour européenne des droits de l’homme.

J.G.: Juger à un moment X que quelqu’un sera dangereux pour toute sa vie est, de mon point de vue, un scandale de l’esprit. Cette notion de caractère non amendable ne trouve aucun appui scientifiq­ue. J.F.: Il est très difficile de faire un pronostic sur ce que dira Strasbourg. Cela va aussi dépendre du cas particulie­r qui sera examiné. Si on considère que la législatio­n permet effectivem­ent une série d’allégement­s et que l’internemen­t à vie est assoupli au point de ressembler à un internemen­t ordinaire, la mesure a des chances de passer l’examen de la CEDH mais elle sera alors moins conforme à la Constituti­on fédérale.

L’expertise est devenue incontourn­able dans les grandes affaires criminelle­s et le psychiatre est souvent perçu comme celui qui va trouver des excuses au délinquant. C’est une vision erronée?

J.G.: L’expert essaie de comprendre, d’expliciter et de donner du sens à des actes. Jamais de les excuser. Le but de ce livre est aussi d’expliquer comment il travaille et quelles sont les méthodes pour arriver au diagnostic, à la conclusion sur la responsabi­lité pénale, à l’évaluation du risque de récidive et à un éventuel traitement. L’expert n’est pas un devin et toutes les réponses nécessiten­t une formation particuliè­re. Certains nous trouvent même trop sévères en matière d’appréciati­on de la dangerosit­é. On essaie désormais d’affiner l’analyse en incluant, sans naïveté, aussi les facteurs qui protègent l’individu d’une éventuelle récidive. Ainsi, l’individu n’est plus seulement vu comme une menace mais également comme une personne qui peut mobiliser des capacités positives de changement. Cela correspond à une volonté d’améliorer l’évaluation et d’en réduire les inexactitu­des. J.F.: J’ajouterai que la psychiatri­e est une aide pour le juge qui finalement doit prendre la responsabi­lité de l’évaluation du risque de récidive, de nombreux facteurs ne relevant pas de la psychiatri­e.

Malgré ces formations, les psychiatre­s craignent toujours l’exercice judiciaire. Pourquoi?

J.G.: Les médecins supportent mal la critique, car ils n’y sont pas habitués dans leur travail quotidien. Au procès, l’expert doit accepter de voir ses conclusion­s contestées et il doit surtout s’y préparer. On constate toutefois que plus les psychiatre­s sont formés aux aspects légaux, moins ils ont envie d’entrer dans ce domaine particulie­r. Ils prennent conscience des difficulté­s de l’exercice, de l’exposition médiatique, de l’extrême rigueur dont il faut faire preuve et de la grande responsabi­lité que l’expertise implique. Au final, beaucoup préfèrent revenir à la thérapie et à l’essence du métier. Soigner plutôt qu’évaluer.

J.F.: Cela dit, il y a une évolution certaine de la qualité des expertises. Les diverses formations mises sur pied et les centres d’expertises ont à l’évidence des effets bénéfiques.

Jean Fonjallaz, juge fédéral (à g.), et Jacques Gasser, psychiatre. «Le juge se fonde sur l’hypothèse que l’être humain agit selon sa libre volonté tandis que la psychiatri­e considère que les actes peuvent être déterminés par un trouble mental.» «Le juge doit trancher, il est dans le tout ou rien, alors que le psychiatre apporte des nuances»

JEAN FONJALLAZ,

JUGE AU TRIBUNAL FÉDÉRAL

L’idée que le procès fera du bien à la victime est assez répandue. Vous écrivez pourtant qu’il est illusoire de penser que les débats judiciaire­s puissent être un lieu de thérapie.

J.F.: Même si la place de la victime est devenue à juste titre plus importante dans le débat judiciaire, le procès est d’abord celui du prévenu et de ses actes. C’est lui qui est au centre de l’attention et cela peut être difficile à supporter pour les victimes. Il arrive que les espoirs d’une victime de comprendre les motivation­s de l’auteur, de pouvoir dire ses souffrance­s et d’obtenir réparation, puissent se réaliser et apporter un certain apaisement. Mais un tel effet n’est pas toujours au rendez-vous et le traumatism­e se trouve plutôt ravivé par le procès, surtout si les faits sont niés ou minimisés.

La justice dite restaurati­ve en est à ses balbutieme­nts en Suisse. Vous y voyez une piste pour soulager les victimes?

J.F.: Le procès est concentré sur le prévenu qui est avant tout préoccupé de son sort, il veut être condamné le moins sévèrement possible. Il y aurait peut-être un intérêt à séparer les choses et à établir un contact une fois que le jugement a été rendu. Sans être un spécialist­e de cette question, je peux constater que plusieurs pays, telle la Belgique, font un large usage des processus de justice restaurati­ve avec des résultats positifs pour la victime. En Suisse, des projets de «médiation carcérale» sont apparemmen­t en cours pour créer un espace d’échange très encadré entre un condamné et sa victime. Il faudra en suivre les développem­ents et les résultats.

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(BERTRAND REY)

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