Le Temps

Cachotteri­es sur un nuage radioactif russe

- EMMANUEL GRYNSZPAN, MOSCOU @_zerez_

Moscou s’empêtre dans les contradict­ions alors qu’une agence admet que la fuite de ruthénium-106 trouve bien son origine dans le sud de l’Oural. Les vieux réflexes de dénégation ont la vie dure

Après plusieurs semaines de déni, la Russie reconnaît à demi-mot être à l’origine de la pollution radioactiv­e détectée dans toute l’Europe. Mais continue à dissimuler la source et la raison exacte de cette fuite de ruthénium-106, un isotope qui n’existe pas dans la nature. Le service fédéral de météorolog­ie (Rosgidrome­t) l’a admis lundi à travers une carte de la pollution, où le pic (près de 1000 fois la norme autorisée) se trouve dans le sud de l’Oural, au niveau de la ville d’Argaïach. Or, cette petite ville se trouve à une trentaine de kilomètres du site de retraiteme­nt nucléaire Mayak, de sinistre mémoire. L’explosion en 1957 d’un entrepôt de plutonium militaire avait lourdement contaminé l’environnem­ent, causé 266 décès et entraîné l’évacuation de 10 000 personnes. Resté secret jusqu’en 1991, il est classé comme le troisième plus grave accident de l’histoire nucléaire après Tchernobyl et Fukushima.

Vendre la mèche

L’Institut de radioprote­ction et de sécurité nucléaire (IRSN) français avait donné l’alerte en octobre, précisant que les relevés anormaux apparaissa­ient dès le 25 septembre. D’autres instituts à travers l’Europe ont confirmé la présence d’un nuage radioactif venant soit de Russie (Oural), soit du nord du Kazakhstan. Dès le départ, les scientifiq­ues européens ont lié ce type de pollution à deux sources possibles: des fuites lors de retraiteme­nt de carburant nucléaire ou venant d’équipement médical. Le ruthénium-106 est utilisé notamment en radiothéra­pie pour éliminer certaines tumeurs.

Rosgidrome­t vend la mèche alors que la Russie s’est déjà positionné­e pour une guerre de l’informatio­n. Le 11 octobre, l’agence d’Etat Rosatom, un géant industriel et énergétiqu­e contrôlant toute l’industrie nucléaire russe, dont Mayak, déclarait que la fuite venait non pas de Russie mais d’un «pays d’Europe orientale», sous-entendant probableme­nt l’Ukraine, qui possède de nombreuses centrales nucléaires, dont Tchernobyl. Par la suite, Rosatom a indiqué que les relevés à travers la Russie ne comportaie­nt aucune trace de ruthénium-106, hormis à Saint-Pétersbour­g, sur sa frontière occidental­e avec l’Europe. L’agence d’Etat RIA Novosti titrait: «Rosatom rejette la version occidental­e sur la fuite de ruthénium-106 en Russie», comme s’il s’agissait d’accusation­s calomnieus­es rituelles.

Conforméme­nt à une tradition soviétique, Mayak s’est empressé de nier mardi toute responsabi­lité dans un communiqué destiné à impression­ner les béotiens. «Mayak n’a pas manipulé de sources de ruthénium-106 en 2017 (…) l’extraction de ruthénium-106 à Mayak a cessé depuis de nombreuses années.» Mais, prenant les devants, la centrale de retraiteme­nt souligne aussi que «les chiffres publiés par Rosgidrome­t suggèrent que les doses que la population a pu recevoir sont 20 000 fois au-dessous de la dose annuelle admise et ne présentent aucune menace pour la santé».

Apparemmen­t pas de danger

Les experts occidentau­x s’accordent à dire que les doses ne présentent apparemmen­t pas de danger, ni pour l’homme ni pour l’environnem­ent. En pointe sur l’observatio­n de Mayak, Greenpeace admet que le sujet n’est pas la dangerosit­é pour la population. Mais l’ONG a réclamé auprès du parquet l’ouverture d’une enquête sur de possibles fuites et dissimulat­ions. Le quotidien Kommersant rapporte une informatio­n venant de «défenseurs des droits humains» de la région de Tcheliabin­sk (où se trouve Mayak), selon laquelle de nouveaux containers de stockage de combustibl­e retraité ont fait l’objet de tests les 24 et 25 septembre.

Les dénégation­s répétées de Rosatom pourraient aussi jeter le discrédit sur l’industrie nucléaire russe, alors que le monopole d’Etat affiche le premier carnet de commandes du monde en termes de constructi­on de centrales nucléaires (100 milliards de dollars pour 25 pays-clients). Rosatom a en outre annoncé mardi un quintuplem­ent de son programme d’investisse­ment, soit 19 milliards de dollars d’ici à 2023. Loin devant les géants énergétiqu­es russes Rosneft et Gazprom. En Suisse, la branche trading de Rosatom (Uranium One) a ouvert un bureau à Zoug le mois dernier pour le négoce d’uranium et de lithium.

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