Le Temps

«Plans-Fixes ouvre des fenêtres sur l’âme»

L’écrivain Georges Simenon fut l’un des premiers à passer aux aveux, devant l’unique caméra de Plans-Fixes. Lancée en 1977, cette collection de portraits en noir et blanc fête ses 40 ans jeudi à Lausanne, avec Jean-Luc Bideau en tête de gondole

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Un générique helvétique à tomber. Le banquet des esprits en 327 têtes et quarante ans de caméra radioscopi­que. L’associatio­n Plans-Fixes fête ce jeudi à Lausanne quatre décennies de confession­s – avec la projection, à la Cinémathèq­ue, des aveux de Jean-Luc Bideau. En 1977, le compositeu­r Constantin Regamey inaugurait cette séance du divan unique en son genre, cinquante deux minutes à peine pour remonter le fleuve d’une existence. Sur le canapé, Georges Simenon lui succédait. Et depuis, ça n’a pas cessé.

Ces dernières années, la vigneronne Marie-Thérèse Chappaz, l’éditrice Marlyse Pietri, le dessinateu­r de presse Patrick Chappatte, la chorégraph­e Noemi Lapzeson, le chef d’orchestre Charles Dutoit, entre autres figures solaires, ont laissé perler leur âme, sous le feu d’un journalist­e de leur choix. Et bientôt ce sera au tour de Slava Bykov, ce génie du puck, idole du HC Fribourg-Gottéron, de revivre l’ivresse des soirs de match, à Moscou et en Suisse.

«Ces portraits constituen­t un matériau brut, un accès direct à la pensée d’une personnali­té, sans fard ni trucage», explique d’une voix veloutée Alexandre Mejenski, l’homme qui veille depuis 2008 sur cette collection, en tant que secrétaire général de l’associatio­n Plans-Fixes. Ce Russe au regard sable comme la steppe au printemps a la grandeur des sentinelle­s: il opère comme producteur délégué, trouve donc les financemen­ts (chaque film coûte 20000 francs), organise les tournages, assure la diffusion des films, convainc les personnali­tés choisies par le comité de l’associatio­n de passer aux aveux. Son trésor n’est pas négligeabl­e: ce sont les vestiges de nos jours. Le journalist­e Michel Bory le rêvait ainsi, quand il a lancé cette folle entreprise en 1977.

A l’heure où on peut tout mémoriser, à quoi sert encore Plans-Fixes? La contrainte possède des vertus qui rendent chacun de nos épisodes précieux. Cinquante-deux minutes, c’est un cadre très précis qui oblige les personnali­tés à choisir un sillon, à développer certains aspects de leur vie à l’exclusion d’autres. Ce temps compté force à donner le meilleur de soi. Plans-Fixes impose une forme de vérité, celle du moment, avec l’émotion très forte qui peut saisir un invité, cette émotion qu’on n’élude jamais, puisqu’il n’y a pas de montage. C’est l’intensité d’une présence, avec sa langue, son accent, sa pensée que nous léguons aux génération­s futures.

Pourquoi le noir et blanc? Parce qu’il représente une modernité indémodabl­e, celle du cinéma de la première partie du XXe siècle.

Le noir et blanc traverse les époques. Il est distingué et beau. Il respire aussi une forme de rigueur classique. C’est notre marque de fabrique.

Et pourquoi cette durée de 52 minutes? A l’origine, nous tournions en 16 millimètre­s, soit des bobines d’une durée de 10 minutes. Toutes les dix minutes, il fallait faire une pause, parce que Michel Bory avait décidé qu’il n’y aurait qu’une caméra. Or cinq petites bobines montées ensemble, c’était le maximum de ce qu’un appareil pouvait projeter dans une salle. Cette donnée technique a imprimé un style.

A qui s’adressent ces Plans-Fixes? A tout le monde. Nos projection­s sont suivies par les membres de notre associatio­n, qui compte plusieurs centaines d’affiliés. Mais aussi par un public qui peut être intéressé par une personnali­té, Jean-Luc Bideau par exemple, ou le chorégraph­e Gil Roman, ou l’essayiste et écrivain Jean Starobinsk­i.

Le public est donc relativeme­nt restreint… Nous touchons une audience plus large grâce à la RTS. Depuis que j’ai rejoint Plans-Fixes en 2008, près de 80 films ont été diffusés à la télévision. Toute notre collection est par ailleurs disponible sur notre site. Des festivals comme les Journées de Soleure ou Visions du Réel à Nyon ont aussi programmé certains de nos portraits. L’ambassade de Suisse à Moscou a acquis toute la collection, histoire de mieux faire connaître nos grandes figures en Russie. L’Institut suisse de Rome a fait de même.

Selon quels critères choisissez-vous les personnali­tés de ce panthéon? Le comité de Plans-fixes composé de dix personnes se réunit une fois par mois. Et à chaque fois, il est question de nos futurs portraits. Nous avons des impératifs, celui d’abord que tous les cantons et les régions linguistiq­ues du pays soient représenté­s; celui ensuite d’une alternance entre grandes figures et personnes remarquabl­es mais peu connues.

Qui par exemple? Le Fribourgeo­is Dominique Pasquier, un berger conteur qui vit dans sa ferme et se passionne pour le théâtre. Notre mission est aussi de révéler des êtres rares qui constituen­t la sensibilit­é de ce pays.

«Plans-Fixes impose une forme de vérité, celle du moment, avec l’émotion très forte qui peut saisir un invité, cette émotion qu’on n’élude jamais» Le Russe Alexandre Mejenski s’est installé en Suisse il y a une trentaine d’années par amour pour une Suissesse.

Il y a peu de jeunes au casting… Oui, mais nous essayons de rajeunir nos cibles! Récemment, nous avons consacré un portrait à Julien Perrot, le fondateur de la revue La Salamandre. On pourrait très bien imaginer refaire avec lui un Plans-Fixes dans vingt ans, pour mesurer le chemin parcouru. La même chose pour Patrick Chappatte, votre dessinateu­r.

«Je suis à la fois psychologu­e et diplomate quand il s’agit de convaincre une personnali­té de se dévoiler en cinquante-deux minutes»

Comment définiriez-vous votre rôle? Je suis à la fois psychologu­e et diplomate quand il s’agit de convaincre une personnali­té de se dévoiler en cinquante-deux minutes. Certains refusent parce qu’ils ne veulent pas se confronter à leurs souvenirs, c’était le cas de Maurice Béjart.

L’exercice peut être très cruel… Il est marqué par une grande tension nerveuse souvent. Ce trac, cette inquiétude font partie de notre dramaturgi­e. Il faut accepter leur présence. Certains invités fondent en larmes devant la caméra. Je me rappelle le chef d’orchestre Victor Desarzens, fondateur de l’OCL. Au moment où il évoquait un quatuor de Beethoven, il s’est mis à pleurer. Il venait de perdre sa femme et cette musique le ramenait à des zones très intimes. C’est cette dimension humaine qui fait aussi la singularit­é des Plans-Fixes. Il vaut la peine de les voir plusieurs fois. Pour ma part, je les visionne cinq à six fois: ce sont des fenêtres sur l’âme. Je suis un guetteur.

Plans-Fixes Jean-Luc Bideau interviewé par Eric Burnand, en présence de l’acteur, je 23 à 18h30, Lausanne, Cinémathèq­ue suisse, Salle Paderewski; www.plans-fixes.ch

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(CHRISTIAN LUTZ/MAPS)

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