«Le Vénérable W.», quand la haine fait le moine
Ashin Wirathu, un moine birman prêchant l’appel au meurtre contre les Rohingyas, est au centre du nouveau film de Barbet Schroeder.
Le cinéaste d’origine suisse Barbet Schroeder boucle sa «trilogie du mal» avec «Le Vénérable W.», portrait d’Ashin Wirathu, un moine birman appelant à l’extermination des musulmans. Un documentaire glaçant au moment où le génocide des Rohingyas se précise «Le vénérable W.» est le dernier volet d’une trilogie du mal, commencée en 1974 avec Général Idi Amin Dada et poursuivie en 2007 avec L’Avocat de la terreur sur Jacques Vergès. Comment s’est mise en place cette trilogie? Pendant le tournage d’Amin Dada, j’étais ébahi par ce que j’obtenais en laissant ce dictateur sanguinaire faire son autoportrait… J’ai eu envie de retrouver cette sensation auprès d’autres responsables de crimes. Un projet sur les Khmers rouges, la dictature de l’utopie, a échoué et je le regrette encore. Puis j’ai pu parler du terrorisme à travers un autoportrait de Vergès, qui montre comment un mouvement indépendantiste peut évoluer en actions criminelles lucratives. Tout commence avec des bombes posées par des idéalistes et se termine avec les tours de New York – ne parlons même pas de la suite… En 2015, je suis tombé sur des rapports très sérieux des Universités de Yale et Queen Mary qui annonçaient un génocide en Birmanie… On ne pouvait trouver mieux pour clore la trilogie, le génocide étant le mal absolu.
Vous êtes donc parti en Birmanie pour comprendre la situation… Je ne peux pas faire de documentaire sur des sujets abstraits, j’ai besoin des éléments d’un film de fiction, c’est-à-dire un personnage. J’ai repéré Ashin Wirathu, ce moine bouddhiste qui semblait au centre des turbulences. Je suis parti en craignant qu’il soit trop bête, que je ne puisse rien en tirer; je suis revenu effrayé par son intelligence.
Au Festival de Cannes, en mai, la réalité décrite dans «Le Vénérable W.» semblait exotique, improbable. Depuis, la situation a pris des dimensions catastrophiques… Oui, à Cannes je me suis rendu compte que personne n’avait entendu parler de la discrimination des musulmans en Birmanie. La donne a changé, depuis. Les génocides prennent du temps à se mettre en place, et tout à coup ça s’embrase. J’ai rapporté de l’autre bout du monde un film qui parle de nous, de la Suisse, de la France, de l’Amérique. L’islamophobie que nous vivons au quotidien est proche des thèmes du film.
«Le Vénérable W.» révèle que le bouddhisme n’est plus épargné par le fanatisme. Le bouddhisme était ma dernière illusion. Je continue à croire que c’est une des plus belles inventions du monde, une religion sans dieu qui se rapproche de la philosophie. La chance de l’humanité, peut-être, comme le pensait Einstein, pour qui c’était une religion du futur, la seule capable de fonctionner avec la science moderne. Le problème des religions, ce sont les hommes. Parce que le mal est humain, il ne vient pas d’ailleurs.
Votre film révèle aussi que Aung San Suu Kyi, cheffe du gouvernement birman et Prix Nobel de la Paix, n’est pas la sainte que l’Occident imaginait? Aung San Suu Kyi était mon idole, une idéaliste et une politique qui arrivait à neutraliser les militaires. Et puis les choses ont mal tourné. Elle n’a pas eu la curiosité de vérifier ce qui se passait sur le terrain parce qu’elle avait peur de ce qu’elle ne voulait pas savoir. Si elle élève la voix, elle est virée. Elle n’est donc pas une sainte puisqu’elle ne veut pas se sacrifier. Si un jour il y a un procès international, comme pour Milosevic, elle sera citée et elle n’aura pas la chance de dire: «Je n’ai fait que suivre les ordres»…
CINÉASTE «Si un jour il y a un procès international, Aung San Suu Kyi n’aura pas la chance de dire: «Je n’ai fait que suivre les ordres»
Sort-on indemne de ces confrontations avec les représentants du mal? J’ai l’instinct du cinéaste. Ce qui prime, c’est d’attraper quelque chose d’important qui va parler à l’humanité entière.
Avez-vous eu des réactions indignées de la part des bouddhistes? Non. Juste du Front national disant que Schroeder ne se rend pas compte du danger de l’islam. Le bouddhisme n’est pas responsable de la discrimination des Rohingyas, pas plus que le christianisme des croisades. Ces sous-produits n’appartiennent pas au programme initial, ils relèvent de dérapages humains. Toutes les religions ont leurs dérapages. Le bouddhisme aussi, ce qui n’ôte rien à sa valeur.
Avez-vous l’impression qu’un film peut changer le monde? Le seul film auquel j’ai participé et qui ait changé quelque chose dans la réalité d’un pays, c’était Mauvaise Conduite, de Néstor Almendros. Dans ce documentaire, il attaquait Fidel Castro sur les lois réprimant l’homosexualité. La réaction du gouvernement cubain a été d’ouvrir des boîtes gays. Tous les touristes étaient obligés de faire le tour des boîtes gays de La Havane pour prouver qu’il n’y avait pas de problèmes. Là, c’était un résultat tangible.
Vous avez tourné aussi bien des documentaires que des fictions. Etablissez-vous une hiérarchie entre les genres cinématographiques? Pas du tout. Parce ce que j’approche tous mes documentaires comme de la fiction. Ils ont des structures dramatiques, une narration. Dans un film de fiction, je ne cesse de me documenter pour que tout soit le plus juste possible et aboutisse à une vérité presque documentaire.
Vous vous considérez comme un aventurier? Oui, il y a un côté aventure. Mais je me considère plutôt comme un explorateur. L’exploration engendre souvent l’aventure.
A propos d’aventure, «La Vallée» (1972), qui brasse documentaire et fiction dans les contrées sauvages de Nouvelle-Guinée, en constitue une fameuse… Oui. Faire en son direct et en Cinémascope un truc à l’autre bout du monde dans des conditions de documentaire avec une équipe de 13 personnes, y compris le metteur en scène, c’était dément! Aujourd’hui, ce serait plus simple, plus besoin de transporter des caméras de 70 kilos! Mais aujourd’hui les tribus primitives portent toutes des t-shirts, ha ha ha. Et il n’y a plus de terrae incognitae sur la carte du monde. MediaSlot: Youtube
Porté par la musique de Pink Floyd et la mythologie hippie, votre premier film, «More» (1969), a été un film-culte. Une chance ou un handicap? C’était délicat dans la mesure où je visais pour mon deuxième film une grosse production, dans laquelle une vingtaine de personnes sur un bateau cherchaient une île. J’ai perdu en vain beaucoup de temps à Hollywood au début des années 70. Si More avait eu moins de succès, je n’aurais pas perdu ce temps-là.
Vous écoutez toujours Pink Floyd? Oui. Avec le plus grand plaisir.
■