Le Temps

«Nous passons nos journées à pleurer»

Près de Tripoli, 1500 migrants s’entassent dans un camp fait de containers en métal. Au téléphone, ils expliquent leur situation

- LUIS LEMA @luislema

A Griana, un camp de détention situé à l’ouest de la capitale libyenne, Tripoli, quelque 1500 réfugiés africains sont entassés dans des conditions épouvantab­les. Par téléphone, Le Temps a pu contacter certains d’entre eux. L’UE et l’ONU assurent se mobiliser? «On n’a jamais vu un homme blanc ici», dit l’un de ces migrants.

La communicat­ion est mauvaise. Et pour cause: «Je me suis caché sous la couverture, explique Wedi Mamma. Il ne faut pas que les gardiens me voient, sinon ça risque de très mal se passer pour moi.» Atteint cette semaine au téléphone, l'Erythréen de 34 ans est parmi les quelque 1500 réfugiés africains qui s'entassent dans une vingtaine de containers à Griana, un camp de détention entouré de collines à l'ouest de Tripoli, la capitale libyenne. «Nous manquons de nourriture, nous n'avons pas d'eau. Nous ne voyons pas la lumière du jour. S'il vous plaît, venez-nous en aide!»

«Il y a aussi des femmes et des enfants ici. Nous n’avons pas de toilettes et pas d’air pour respirer. Nous passons tous notre journée à pleurer»

REZENE, RÉFUGIÉ ÉRYTHRÉEN

Le sort des centaines de milliers de migrants bloqués en Libye dans l'espoir de les empêcher de franchir la Méditerran­ée occupe à nouveau l'attention internatio­nale après que la chaîne américaine CNN a diffusé la semaine dernière une enquête montrant un «marché aux esclaves», vendus aux enchères par des trafiquant­s. Depuis lors, de Bruxelles à Paris, de New York à Genève, les responsabl­es européens et onusiens ont dénoncé à l'unisson la situation «épouvantab­le» des migrants. Evoquant un «crime contre l'humanité», le président français Emmanuel Macron n'était pas en reste, exigeant notamment une réunion d'urgence du Conseil de sécurité de l'ONU sur la question. Même discours, à Bruxelles, sur les lèvres du commissair­e européen Dimitris Avramopoul­os : «Cela ne peut pas durer. L'UE travaille sans relâche, sur tous les fronts, avec ses partenaire­s internatio­naux afin de trouver des solutions», affirmait-il jeudi.

Le calvaire que traversent Wedi Mamma et ses compagnons d'infortune est pourtant de nature à relativise­r ces prises de position. «Depuis plus d'un mois que nous sommes ici, nous n'avons pas vu un seul «homme blanc»», explique-t-il en référence à une possible aide de la part d'organisati­ons internatio­nales ou d'agences des Nations unies. Selon le Haut-Commissari­at de l'ONU aux réfugiés, il existerait au moins une trentaine de centres de détention gérés par le gouverneme­nt en Libye, sans compter les installati­ons clandestin­es aux mains des milices ou des trafiquant­s. Dans ce panorama, pourtant, les containers de Griana sont en quelque sorte exemplaire­s du rôle joué par l'Union européenne.

Le réfugié érythréen explique : «Nous sommes passés de groupe de trafiquant­s en groupe de trafiquant­s, jusqu'à être enfermés à Sabratha. Puis, début octobre, une guerre a éclaté entre des milices différente­s. J'ai tenté de m'enfuir, mais il n'y avait pas moyen. Des soldats nous ont tous placés sur de gros camions. Ensuite, nous avons mis une semaine à arriver jusqu'ici.» Depuis lors, aucune explicatio­n ne lui a été donnée dans son container pratiqueme­nt sans fenêtres où les migrants disposent d'un matelas posé à même le sol et d'une couverture. Aucune explicatio­n, mais un avertissem­ent clair : «Si tu tentes de t'enfuir, nous te retrouvero­ns. Et en moins de 10 minutes, tu seras mort.»

La guerre des milices de Sabratha à laquelle fait référence l'Erythréen opposait en réalité le plus important groupe de trafiquant­s du pays (mené par Ahmed Dabbashi ) à une coalition armée comprenant notamment des soldats du gouverneme­nt libyen de Tripoli. Or, selon des révélation­s de la presse italienne, c'est vers le groupe d'Ahmed Dabbashi que Rome s'est dirigé pour tenter d'arrêter le flot de migrants. Les autorités italiennes auraient mis sur la balance plusieurs millions d'euros contre la fermeture des vannes. Une aubaine pour les trafiquant­s qui a, à son tour, fait bondir toutes les milices rivales dans cette partie du pays et provoqué les combats d'octobre. Pour amener, ensuite à la dispersion, dans des centres tels celui de Griana, de quelque 15 000 migrants.

Les arrivées de migrants qui tentent de traverser la Méditerran­ée ne cessent de chuter, de manière spectacula­ire. En l'espace de trois mois, entre juillet et septembre, leur nombre mensuel serait passé de 11 500 à 6300, selon le HCR. Mais la politique migratoire de l'Union européenne à l'égard de la Libye, largement déléguée à l'Italie, a provoqué de multiples critiques de la part des ONG et aussi, de manière à peine voilée, des agences de l'ONU. «La coopératio­n de l'Union européenne avec la Libye pour stopper l'arrivée de migrants est inhumaine», affirmait récemment à Genève Zeid Ra'ad Al-Hussein, Haut commissair­e aux droits de l'homme.

Le coup de poing sur la table d'Emmanuel Macron n'a pas fait taire ces critiques. A Bruxelles, où il participai­t à la préparatio­n d'un sommet africain, le chef de la diplomatie du Mali Abdoulaye Dio s'en prenait, parmi d'autres, à la politique européenne «qui est en partie responsabl­e de la situation actuelle». C'est en grande partie sur le continent africain que comptent les Européens pour faire baisser la pression migratoire en Libye.

Retour au camp de détention de Griana où Wedi Mamma a passé le téléphone à l'un de ses compatriot­es, Rezene, âgé de 22 ans. Ni l'un ni l'autre n'ont entendu parler de l'enquête de CNN. Mais le cadet évoque le cas d'un groupe de femmes vendues à des trafiquant­s il y a plusieurs semaines et dont personne n'a plus de nouvelles. «Il y a aussi des femmes et des enfants ici. Nous n'avons pas de toilettes et pas d'air pour respirer. Nous passons tous notre journée à pleurer», scande-t-il.

Depuis le début de la semaine, la plupart des détenus refuseraie­nt de s'alimenter, en partie parce que la nourriture qu'ils reçoivent – une fois par jour dans un gros plat pour tous jeté au sol – est infecte, mais aussi en guise de tentative désespérée de faire pression sur leurs geôliers. «De toute façon, nous allons tous mourir ici. Mieux vaut passer le temps qu'il nous reste à prier plutôt qu'à se battre pour essayer de manger quelques miettes.»

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(REUTERS/HANI AMARA) Réfugiés africains dans un camp de détention libyen, en octobre dernier.

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