Le Temps

«El Loco», histoire d’un fiasco

Avant-dernier de Ligue 1 malgré un projet ambitieux au financemen­t risqué, Lille risque l’accident industriel. Mais c’est la «suspension momentanée» de son charismati­que entraîneur argentin qui catastroph­e les uns et réjouit les autres

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

En vingt-sept ans de carrière, cela ne lui était jamais arrivé. Marcelo Bielsa, considéré comme l’un des meilleurs entraîneur­s de la planète foot, a été mis sur la touche à Lille, avant-dernier de Ligue 1 et dont l’ambitieux projet prend l’eau de toutes parts.

En vingt-sept ans de carrière, cela ne lui était jamais arrivé. Partout ailleurs, il était parti le premier, au nom de grands principes ou de petits détails. A Lille mercredi soir, Marcelo Bielsa a été viré. Comme un vulgaire entraîneur. Un sacrilège pour une moitié des amateurs de football, un soulagemen­t pour les autres.

Le grand retour de Bielsa en France, deux ans après son départ surprise de l’Olympique de Marseille, n’aura donc duré que 13 matches (3 victoires, 3 nuls, 7 défaites). Officielle­ment, l’entraîneur argentin du Lille Olympique Sporting Club (LOSC) «a été suspendu momentaném­ent […] dans le cadre d’une procédure engagée par le club». Selon L’Equipe, cette formulatio­n inhabituel­le respecte strictemen­t le Code du travail et prépare un licencieme­nt pour faute grave destiné à éviter de verser à Marcelo Bielsa les indemnités de licencieme­nt prévues dans son contrat.

Jugement trop rapide

Cette annonce a profondéme­nt divisé la France du football, déjà partagée de longue date entre pro et anti-Bielsa. Impossible de rester neutre, chacun a un avis tranché sur l’Argentin. «Loco» pour les uns, «Profesor» pour les autres. Cette ligne de démarcatio­n s’observe dans les forums, sur les réseaux sociaux comme sur les plateaux télé. Chaque camp reproche à l’autre son «manque de culture football» (l’insulte à la mode), quand bien même on retrouve des deux côtés entraîneur­s et anciens joueurs.

Seul point de convergenc­e: tous s’accordent à dire qu’il ne servait à rien d’enclencher la révolution Bielsa pour y mettre un terme au bout de cinq mois seulement. A Manchester City, Guardiola en a demandé dix-huit avant d’être jugé.

Une double promesse

Apprécier la situation de la manière la plus objective possible n’est pas chose aisée. En une saison et un match à Marseille, Marcelo Bielsa a plutôt échoué du point de vue comptable. Leader de la 6e à la 20e journée, l’OM termina le championna­t sur les rotules, 4e du classement (2e attaque, 7e défense), non qualifié pour la Ligue des champions. Mais sa réussite était ailleurs: le club avait retrouvé une âme, renoué avec son public (52000 spectateur­s de moyenne, 33000 abonnés) et valorisé de nombreux joueurs. Les transferts l’été suivant de Morel, Ayew, Gignac, Payet, Thauvin et Imbula rapportère­nt 52 millions d’euros.

C’est sur cette double promesse – du spectacle et la mise en valeur de jeunes joueurs – que le nouveau propriétai­re du LOSC, le financier luxembourg­eois Gérard Lopez, avait choisi Bielsa. Il eut le tort de vouloir lui associer le «conseiller sportif» portugais Luis Campos, l’homme qui a transformé l’AS Monaco en cash machine avec les ventes record de Radamel Falcao, Anthony Martial, Kylian Mbappé, Benjamin Mendy ou Bernardo Silva.

Il a tout chamboulé

La réussite rapide la saison passée d’un Lucien Favre à l’OGC Nice a peut-être fait espérer une rentabilit­é immédiate à Gérard Lopez. Mais là où «Lulu» apporta prudemment et progressiv­ement des retouches à un projet monté par son prédécesse­ur (Claude Puel), Marcelo Bielsa chamboula tout: 22 départs, prêts ou non-prolongati­ons; 17 arrivées. Avec l’effectif le plus jeune d’Europe, la méthode ne pouvait pas fonctionne­r en quelques matches. Problème: Luis Campos n’avait aucune envie d’être patient, et Gérard Lopez (qui a racheté le club grâce à des emprunts réalisés auprès de fonds vautours) n’en avait sans doute pas les moyens.

Exit donc Bielsa, son survêt informe, son traducteur altermondi­aliste, ses yeux baissés, son 3-3-31, ses réponses alambiquée­s et son goût pour l’autoflagel­lation en conférence de presse. Il laisse le football français face à ses contradict­ions et à son éternelle lutte idéologiqu­e entre la quête du beau jeu et la recherche du résultat à tout prix. Rennes a déjà limogé Christian Gourcuff (au moment où, comme le LOSC de Bielsa, son équipe semblait aller mieux) et Saint-Etienne a remplacé un prometteur technicien formé au meilleur de l’école espagnole (Oscar Garcia) par un ancien joueur du cru sans diplôme (Julien Sablé). Comprenne qui pourra.

Mais Marcelo Bielsa lui-même est un paradoxe et une énigme. On le prend à tort pour un romantique. C’est tout au plus un idéaliste, qui n’imagine gagner que par ses propres forces et toujours en attaquant. Mais c’est aussi un «nouveau barbare», tel que décrit par Alessandro Baricco, quelqu’un qui préfère la polyvalenc­e à la compétence, des possibilit­és à une capacité. Paradoxaux également, ses admirateur­s. Ils aiment les artistes, que Bielsa formate, et particuliè­rement Juan Roman Riquelme, qu’il ne faisait pas jouer en équipe d’Argentine parce que trop lent.

Aura unique

Il est faux de dire que Bielsa n’a jamais rien gagné. «Il est trois fois champion d’Argentine, champion olympique, finaliste de la Copa America et de la Copa Libertador­es», énumère le journalist­e Didier Roustan lorsqu’on le chauffe sur le sujet. En Argentine, Carlos Bianchi a un palmarès de club bien supérieur, mais aucun observateu­r n’a jamais considéré ses échecs à l’AS Roma et à l’Atlético Madrid comme des injustices.

Seul el maestro Bielsa jouit d’une aura unique. S’il est viré de Lille, c’est parce que la France ne le mérite pas. La Ligue 1 est pourtant le seul championna­t à lui avoir confié, deux fois, un club ces cinq dernières années. Les autres, ceux qui ne lui proposent rien, ou alors seulement des conférence­s données aux entraîneur­s, sauraient mieux apprécier sa valeur, laquelle est immense. Pep Guardiola l’a dit: «Marcelo Bielsa est le meilleur entraîneur du monde.»

Ses disciples – son ancien adjoint Jorge Sampaoli, actuel sélectionn­eur de l’Argentine, Mauricio Pochettino à Tottenham, Eduardo Berizzo au FC Séville – sèment sa bonne parole, mais tous adaptent la théorie bielsiste à la réalité d’un groupe humain ou d’un vestiaire. Ils s’en inspirent, parmi d’autres. En fait, Marcelo Bielsa est le Jean-Luc Godard du foot: tout le monde le considère comme un génie mais personne ne l’imite.

Une question, qui pourrait réconcilie­r pro et anti, est rarement posée: et s’il avait finalement fait son temps? Ses grands titres datent des années 1990. Depuis, il a révolution­né le football chilien, oui. Comme Roy Hodgson a transformé le football suisse, avant de décevoir partout ailleurs…

Les autres ont appris à le jouer

A Lille, Bielsa est apparu plus nerveux, plus sensible à la critique, moins extrême qu’à la grande époque d’«El Loco». Surtout, les autres ont appris à le jouer. Son dernier vainqueur, l’entraîneur d’Amiens Christophe Pélissier, expliquait lundi 20 novembre: «On savait que le LOSC jouait en déséquilib­re. Il ne fallait pas tomber dans ce piège, mais s’y engouffrer et, après avoir marqué, attendre qu’ils se cassent les dents sur nos transition­s.»

Aux dernières nouvelles, le Chili voudrait le récupérer. Quoi qu’on en pense, Marcelo Bielsa est précieux dans le football moderne. Parce que rare, intègre, différent. Grand bourgeois de Rosario (soeur vice-gouverneur­e, frère ministre, épouse architecte), il a choisi le foot comme on entre dans les ordres. Le rouge et le noir, les couleurs de Newell’s Old Boys, son premier club.

En cinq mois à Lille, Marcelo Bielsa a ramené de la passion, de la tension, de la folie dans un football désespérém­ent aseptisé. Son renvoi, un soir où le PSG battait sans forcer 7-1 un grand nom comme le Celtic, est une perte. Voilà pourquoi certains préféreron­t toujours avoir tort avec Bielsa que raison avec un autre pour qui «l’important, c’est les trois points».

Ses disciples adaptent tous la théorie bielsiste à la réalité d’un groupe. Ils s’en inspirent, parmi d’autres. En fait, Marcelo Bielsa est le Jean-Luc Godard du foot: tout le monde le considère comme un génie mais personne ne l’imite

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(MICHEL SPINGLER/AP) En cinq mois à Lille, Marcelo Bielsa a ramené de la passion, de la tension et de la folie dans un football désespérém­ent aseptisé.

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