Le Temps

«Tout le monde aurait dû appeler un médecin»

- CÉLINE ZÜND, ZURICH @celinezund

Deuxième jour du procès d’un garde-frontière accusé d’avoir refusé de l’aide à une réfugiée syrienne qui faisait une fausse couche. Le procureur requiert 7 ans de prison pour homicide

Le douanier répond aux questions des juges militaires.

Qui est responsabl­e de la mort d’un bébé dans le ventre de sa mère, ce jour d’été à la gare de Brigue: l’ensemble des gardes-frontière, leur chef qui n’a pas ordonné d’appeler une ambulance, ou alors le destin? La question était au coeur des débats devant le Tribunal militaire de Berne, au second jour du procès d’un douanier de 57 ans. L’homme comparaît pour avoir laissé une réfugiée syrienne en cours de renvoi en proie à une fausse couche sans assistance médicale.

L’accusé a exposé sa version du drame survenu le 4 juillet 2014. Lorsqu’il voit Suha, réfugiée syrienne de 22 ans, portée par ses proches sur le quai de la gare, il prend conscience qu’il y a bel et bien un «problème». La jeune femme, enceinte de 7 mois, fait partie d’un groupe de 36 réfugiés syriens arrêtés en France au petit matin. Il est maintenant 16h44 et cela fait deux heures qu’elle attend, dans la douleur, le train qui doit emmener le groupe de migrants de Brigue en Italie. Au bord de l’évanouisse­ment, elle ne peut marcher seule jusqu’au wagon. Plutôt que d’interrompr­e le transport, le douanier appelle les autorités italiennes pour les avertir de l’arrivée d’une femme enceinte en difficulté. Une heure et demie plus tard, à l’hôpital de Domodossol­a, les médecins constatero­nt la mort du bébé.

«J’ai mal évalué la situation»

«Avez-vous fait passer le respect de votre planning avant la santé d’une femme enceinte?» interroge l’avocate de la famille syrienne. Le douanier laisse passer un long silence avant de répondre, d’une voix grave: «Avec les informatio­ns dont je disposais à ce moment-là, la procédure suivie me paraissait être la bonne.» L’homme admet aujourd’hui avoir «mal évalué la situation». Son avocat, pour qui la mort du bébé relève du «destin», affirme que son client ne possédait «pas les informatio­ns nécessaire­s». Des collègues lui avaient pourtant signalé qu’une personne se sentait mal. Puis le mari de Suha est venu le voir, pour lui demander de l’aide médicale. Mais l’attitude de l’époux ne lui a pas donné l’impression qu’il y avait urgence, explique le garde-frontière. L’homme évoque aussi la «pression» qui reposait sur ses épaules pour exécuter le renvoi dans les délais les plus brefs.

Ce jour-là, ce père de famille valaisan, décrit par son chef comme conscienci­eux et loyal, était le plus haut gradé de l’équipe de gardes-frontière chargés d’appliquer la procédure accélérée de réadmissio­n des 36 réfugiés. Habile en italien, il s’est proposé pour prendre en charge l’organisati­on logistique. Il raconte avoir été surtout occupé au téléphone, tandis que ses collègues surveillai­ent les réfugiés. «Ils n’ont pas jugé utile d’appeler les secours, je m’en suis remis à leur évaluation.» Or ces mêmes collègues, au premier jour du procès qui s’est ouvert mercredi, affirmaien­t devant la cour s’être reposés sur lui pour prendre une décision.

Pour le procureur, le garde-frontière n’a pas seulement «failli à son devoir d’assistance». Il a aussi fait preuve d’une attitude «sans scrupule et inhumaine». «Il ne suffit pas de regarder ailleurs pour se débarrasse­r de sa responsabi­lité», a déclaré Kenad Melunovic à l’heure de la plaidoirie. Le douanier n’a pas seulement fait preuve d’imprudence, il a «délibéréme­nt» ignoré les signaux d’alertes, a-t-il ajouté.

Qui aurait dû appeler les secours? «Tout le monde», a tranché le commandant des gardes-frontière, Jean-Luc Boillat, appelé à témoigner hier devant la cour. «Comme dans la vie de tous les jours, si vous constatez qu’une personne a besoin aide, c’est le devoir de chacun de lui venir en aide.»

«Depuis, beaucoup de choses ont changé»

Depuis le drame, «beaucoup de choses ont changé», a encore affirmé Jean-Luc Boillat. Les trajets entre Vallorbe et Brigue ne sont plus effectués par les gardes-frontière eux-mêmes en fourgonnet­tes, ils ont été délégués à une entreprise de transport par autocar. Et le corps des gardes-frontière s’est doté de nouvelles infrastruc­tures: lits pliants, chaises roulantes, jouets pour enfants. «Nous n’avions pas l’habitude de voir des familles avec des enfants», a précisé Jean-Luc Boillat. A Brigue, une zone a été créée pour l’accueil des migrants. Mais, surtout, l’état d’esprit a changé. «Au moindre doute sur l’état de santé d’une personne, désormais, nous appelons le 144.»

Le procureur requiert 7 ans de prison pour homicide, ou 3 ans pour tentative d’homicide, en fonction de l’évaluation de l’heure de la mort du foetus, qui n’a pas pu être déterminée avec précision. Si on estime qu’à l’arrivée à Brigue le bébé était déjà mort, l’accusé verrait sa responsabi­lité diminuée. La défense plaide l’acquitteme­nt. Quant à l’avocate du couple syrien, elle réclame réparation à hauteur de 870000 euros au total pour toute la famille, ainsi que 400000 euros de dommages et intérêts.

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(KARIN WIDMER/KEYSTONE)

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