«Dans «Ascanio», la diversité expressive est saisissante»
Guillaume Tourniaire revient dans la cité de Calvin, où il dirigea le Motet et le choeur du Grand Théâtre. Avec l’opéra de Saint-Saëns, le chef genevois propose à l’ODN une création mondiale de l’oeuvre intégrale, en version de concert
Il y a des histoires inspirantes. Celle de la renaissance d’Ascanio en est une. D’abord parce que le septième des treize opéras de Camille Saint-Saëns verra le jour à Genève, dans sa version intégrale d’origine. Ensuite parce qu’il est porté par un enfant «du pays» aux origines provençales, passionné par le compositeur français. Le chef genevois s’attache en effet depuis sept ans à révéler l’importance et les beautés de la production lyrique méconnue de SaintSaëns. Enfin, parce que le projet ambitieux réunit la Haute Ecole de musique (HEM), le Grand Théâtre et la Haute Ecole d’art et de design (HEAD), dans une aventure commune.
Donc, vendredi et dimanche, Ascanio montera sur la scène de l’ODN pour une première mondiale, avec l’orchestre de la HEM, les choeurs du Grand Théâtre et de la HEM, six solistes invités par l’opéra genevois et six élèves des classes de chant de la HEM. Tout ce monde sera bien sûr placé sous la baguette de Guillaume Tourniaire, responsable de cette étonnante résurrection lyrique.
Que connaît-on de l’oeuvre? La version, tronquée d’une heure, qui fut donnée lors de la création à l’Opéra de Paris en 1890, et très peu reprise ensuite. Le compositeur, fâché par les coupes intempestives, ne voulut pas reconnaître et encore moins diriger son opéra amputé, et ne l’entendit jamais de son vivant dans son intégralité.
On la découvrira donc sans les coupures à Genève, grâce au travail de fourmi de Guillaume Tourniaire. Toujours féru de découvertes musicales, l’ancien directeur du Motet et du choeur de l’Opéra de Genève a réalisé à Paris des recherches assidues en compagnie d’Aurélien Poidevin, adjoint à la recherche scientifique du département de composition et théorie de la HEM.
Que dites-vous cette dette partition méconnue? Qu’elle est magnifique, et riche. Saint-Saëns était une éponge qui absorbait les styles, les cultures et les influences de la tradition historique comme des mouvements de son temps. Dans Ascanio, plus que partout ailleurs, tout s’exprime. La filiation à la musique française évidemment, mais aussi à celle de la Renaissance, au bel canto ou au vérisme italiens, avec surtout cette fascination exercée par Wagner, avec ses leitmotivs par exemple.
La diversité expressive est saisissante. Saint-Saëns navigue ici dans d’autres eaux que l’opulence spectaculaire de Samson et Dalila. La délicatesse et la subtilité du traitement orchestral, notamment dans des passages chambristes, le disputent à l’intensité et l’inventivité musicales, dans une grande générosité et une vraie liberté de ton.
Comment est née cette aventure originale? Depuis que j’ai quitté Genève en 2001 pour Venise puis Prague. J’ai aussi beaucoup travaillé en Australie. En 2007, la direction de l’Opéra de Melbourne, très intéressée par le répertoire français, m’a proposé Hélène de Saint-Saëns. Je connaissais alors plus son univers symphonique, concertant ou de musique de chambre, et comme tout le monde, ses opéras Samson et Dalila ou Les Barbares. J’ai mieux découvert son langage lyrique à cette occasion. C’est là que mon envie d’explorer ce versant méconnu m’a pris. Hélène a été enregistrée, puis l’oratorio Nuit persane et un disque de ses ballets. Comme nous allons capter Ascanio en direct lors des deux représentations genevoises, ce sera mon quatrième CD de Saint-Saëns. Une intégrale en perspective? Je ne sais pas, mais un approfondissement de son ouvrage lyrique, certainement. En attendant, j’espère que cette remise au jour d’Ascanio donnera envie à un metteur en scène d’en réaliser une version scénique.
Comment avez-vous travaillé pour retrouver les coupures? En fait, c’était assez simple puisque le manuscrit d’origine est conservé à l’Opéra de Paris, et que les «extractions» sont simplement signalées par seize «collettes» apposées sur les passages concernés. J’ai recopié à la main les passages supprimés avant de les reproduire par ordinateur pour les ajouter à la version en cours, et recréer tout le matériel d’orchestre d’origine.
Une version de concert n’est-elle pas frustrante? Il manque toujours la troisième dimension, lors d’un opéra uniquement chanté. D’autant que dans Ascanio, tout est là pour une belle mise en valeur scénique et visuelle. Pour l’instant, nous en révélons les beautés musicales. C’est déjà énorme. Cela a été possible grâce au soutien et aux forces vives de la HEM, à la participation de la HEAD qui s’est aussi lancée dans une réinterprétation des bijoux de la Renaissance (l’histoire est tirée des mémoires de Benvenuto Cellini) et à des aides privées que nous avons sollicitées après avoir créé une association pour l’occasion.
Guillaume Tourniaire s’est livré à un travail de fourmi, richement documenté, pour monter une oeuvre méconnue de Saint-Saëns.
Cinq actes, sept tableaux avec un long ballet de douze numéros, douze solistes, un grand choeur et trois heures de musique, ce n’est pas rien… C’est une grosse machinerie. Mais d’une grande finesse de construction. Une partition très complexe orchestralement et très exigeante vocalement. A lui seul, Benvenuto Cellini occupe la moitié de l’oeuvre… Cela requiert des chanteurs résistants, avec du souffle et de la subtilité. Et il se trouve que la distribution est formidable. Jean-François Lapointe, très exposé dans le rôle du peintre, Bernard Richter en Ascanio, Clémence Tilquin en Colombe d’Estourville, Eve-Maud Hubeaux en Scozzone ou Karina Gauvin en duchesse d’Etampes: nous sommes gâtés.
Mais paradoxalement, il y a peu d’airs. Tout est articulé dans un esprit d’ensemble très serré. Ce qui s’avère particulièrement stimulant.
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«C’est une grosse machinerie. Mais d’une grande finesse de construction. Une partition très complexe orchestralement et très exigeante vocalement. Cela requiert des chanteurs résistants, avec du souffle et de la subtilité»