Le Temps

Voir Hébron et réagir

Le TPR de La Chaux-de-Fonds entame un cycle de spectacles consacré au Moyen-Orient. Une initiative qui est aussi le fruit d’un parcours personnel de la dramaturge genevoise Arielle Meyer MacLeod

- LUIS LEMA @luislema MC Coriolanus, Other Places,

Il y a cette anecdote, qui pourrait tout résumer. Arielle Meyer MacLeod vient alors de passer cinq jours à Jénine, l’une des villes les plus radicales, les plus fermées et les plus conservatr­ices de Palestine. Sa tête bouillonne encore de ce séjour. C’était, dit-elle, comme passer dans une «essoreuse émotionnel­le»: trop de messages contradict­oires qu’il reste encore à digérer, trop de sentiments à fleur de peau, trop de coups de poing dans le ventre.

Sortie de l’essoreuse, arrivée en Israël, elle est ravie de monter dans un taxi conduit par un Arabe israélien. L’occasion de partager ses interrogat­ions, peut-être de finir de confirmer ses impression­s. Jénine, ce concentré de la souffrance des Palestinie­ns? «Les Israéliens ne sont pas assez durs contre eux, lui répond le conducteur de taxi arabe. Il ne faut pas que ça devienne la Syrie ici! Israël doit utiliser davantage la force.»

Attachemen­t à Israël

Que ceux qui voient le conflit israélo-palestinie­n exclusivem­ent en noir et blanc passent leur chemin. «Il n’y a pas deux camps ici, les facettes sont innombrabl­es», juge la dramaturge genevoise. De mère israélienn­e, Arielle Meyer MacLeod a vécu une partie de son enfance dans ce pays. Elle parle hébreu, et son attachemen­t à Israël culminera lors de son adolescenc­e. «J’ai grandi avec le récit national israélien», dit-elle. Ce récit – l’idéal égalitaire, faire fleurir le désert, les kibboutz… –, Arielle Meyer le trouve encore beau aujourd’hui. Mais il s’est lézardé à mesure que la dramaturge comprenait précisémen­t cela: qu’il ne s’agit en fait que d’un récit.

En Suisse, doctorat de lettres en poche puis longtemps enseignant­e aux université­s de Genève et de Lausanne, elle vit elle-même entourée de mythes et de narration. Le récit israélien la met pourtant mal à l’aise, elle préfère s’en détacher. «Je ne voulais pas faire partie des vacanciers qui vont à Tel-Aviv pour passer du bon temps comme si tout le reste n’existait pas.»

Voir les blessures derrière les façades

On ne peut pas détourner la tête indéfinime­nt: ses trois enfants, notamment, réclament de renouer avec leurs origines, entourées d’un halo de gêne qu’ils ne comprennen­t pas. Arielle Meyer veut toutefois rester maîtresse de son récit. Elle organise une visite en famille dans les quartiers arabes de Jérusalem avec un refuznik israélien qui leur apprend «à lire» la ville, à voir les blessures derrière les façades, à démasquer les nondits et le poids de l’occupation.

Puis le lendemain, cap sur Hébron, dans cet espace transformé aujourd’hui en ville fantôme, là où la jeune Arielle allait elle-même en famille promener son insoucianc­e dans les ruelles du vieux souk. C’est un décor qui se déchire. Les rues interdites aux Palestinie­ns, les immondices déversées par les colons et les soldats israéliens sur les grillages qui enferment les habitants: l’oppression sans fard. «Hébron est un endroit où il est impossible de se rendre sans comprendre. Tout est visible. Le reste n’est que discours.»

Sauf que le discours, les mots et les histoires, c’est précisémen­t ce qui fait le quotidien de la dramaturge. Avec la complicité d’Anne Bisang, au Théâtre populaire romand de La Chaux-de-Fonds, elle multiplier­a les voyages en Israël et en Cisjordani­e palestinie­nne, pour «explorer ce territoire à partir de mon champ». Les frontières de la Palestine, et ses murs, sont interdites aux citoyens israéliens. Elle sort son joker en forme de passeport rouge à croix blanche. Mais cela ne résout pas tout: se présenter à ses interlocut­eurs palestinie­ns en tant qu’Israélienn­e, leur parler hébreu quitte à les mettre eux-mêmes dans l’embarras? Cacher au contraire ses origines, au risque d’apparaître malhonnête?

De retour chez les membres de sa famille restés en Israël, les rapports ne sont pas plus simples. Plus qu’interloqué­s devant sa démarche, ils la trouvent saugrenue. Et surtout, inutilemen­t dangereuse.

Le recours à Shakespear­e

Et qu’a ramené la dramaturge dans sa besace? La première pièce de son cycle «Regards/ Moyen-Orient» – un cycle qui devrait se poursuivre au fil de ces prochaines saisons – vient d’Israël, et non de Palestine, tant il est question d’écouter les différents discours, d’où qu’ils viennent.

La puissance de Shakespear­e devrait aider. Prenez Coriolan, sa dernière tragédie, écrite aux alentours de 1607. Prenez son protagonis­te, le général Caius Marcius Coriolan, guerrier héroïque et sauveur de la nation mais tout à la fois profondéme­nt dédaigneux du peuple qu’il est censé servir; prenez la République dont cette pièce dessine les contours, tout aussi dévoyée par les puissants que par la plèbe; prenez encore le retourneme­nt final, forcément malheureux.

«Hébron est un endroit où il est impossible de se rendre sans comprendre. Tout est visible. Le reste n’est que discours»

ARIELLE MEYER MACLEOD, DRAMATURGE

Face à une réalité qui se dérobe

Cette tragédie trouve-t-elle des résonances dans l’Israël politique d’aujourd’hui et, au-delà, dans le face-à-face inégal de deux nations? Ce sera au jeune réalisateu­r Itaï Doron de le démontrer sur les planches du TPR. Déniché dans la ville israélienn­e d’Acre, Doron a reçu un accueil dithyrambi­que et cueilli une belle moisson de prix, ce qui ne l’empêche pas de tenir un discours très critique sur son pays.

Puis, en mars, ce sera au tour de la dernière création du jeune Palestinie­n Bashar Murkus, Other Places. Deux spectacles, l’israélien et le palestinie­n, qui se font euxmêmes étrangemen­t écho, en ce qu’ils interrogen­t chacun leur société respective. A chaque fois, des sentiments contradict­oires, des ambivalenc­es devant une réalité qui se dérobe ou qui, au contraire, se démultipli­e: c’est la vision de la région en kaléidosco­pe que défend aussi Arielle Meyer MacLeod. Avec cette profession de foi: il s’agit, dit-elle, «d’ouvrir une brèche à l’intérieur de soi pour que l’autre devienne audible».

ve 24 novembre à 20h15, sa 25 novembre à 18h15.

9 et 10 mars 2018. TPR – Centre neuchâtelo­is des arts vivants, La Chaux-de-Fonds. www.tpr.ch

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(LAURENCE RASTI)

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