A Paris, dans les recoins du cabinet de curiosités de Sophie Calle
Les installations de l’artiste française permettent de découvrir le Musée de la chasse et de la nature, un formidable cabinet de curiosités dans un hôtel particulier du XVIIe siècle
«Sous ce drap, il y a le nounours blanc. Au début, il me faisait peur, mais je me suis approchée et j’ai fini par m’habituer. Il y a de la gentillesse dans son regard. On dirait une immense peluche. Tous les dix jours, avec une petite éponge, je lui nettoie les ongles et la bouche. C’est le seul que je caresse.»
Pour son exposition au Musée de la chasse et de la nature, qui est installé dans un splendide hôtel particulier construit par Mansart au milieu du XVIIe siècle dans le quartier du Marais à Paris, Sophie Calle a interrogé les membres du personnel sur l’une des pièces maîtresses de l’endroit, le «grand ours blanc d’Alaska de plus de 2,70 mètres [de hauteur]. C’est une star. Tout le monde veut être photographié avec lui.» Sur l’image accrochée à côté de dizaines de phrases, l’ours est recouvert d’un drap, fantôme géant devant de petites peintures d’oiseaux.
CHAUVES-SOURIS SUSPENDUES
L’ours blanc est là en photo et en texte, au rez-de-chaussée, dans ce qui ressemble encore à une exposition d’art contemporain, deux ou trois salles aux murs blancs impeccables, avec les installations-récits de Sophie Calle qui évoquent son père Bob décédé, quelques amis disparus eux aussi dont elle montre les animaux totems empaillés, des oeuvres de Serena Carone, une sculpture-portrait de Sophie Calle et une multitude de chauves-souris suspendues au plafond d’une petite chambre obscure.
Sophie Calle écrit. Chez elle, les mots sont inséparables des images qu’ils suggèrent mais aussi des images dont ils proviennent. «J’écris principalement pour le mur», dit-elle. Ce qui lui permet d’être artiste plasticienne mais ne l’empêche pas d’être écrivain et de publier des livres.
RÔLE DE LA PROIE
Bien que l’artiste dise ne pas connaître l’univers de la chasse, ajoutant «c’est une pratique qui m’est étrangère», la rencontre avec ce musée semblait programmée avant même que Claude d’Anthenaise, son directeur, et Sonia Voss, la commissaire de l’exposition, en aient eu l’idée.
«La méthode de création de Sophie Calle emprunte certains aspects à la pratique de la chasse, expliquent-ils. Ainsi elle s’est fait connaître en s’exerçant au pistage d’anonymes croisés dans la rue. Changeant de rôle, elle a également endossé celui de la proie et confié à un détective privé le soin de suivre ses faits et gestes. […] Les animaux naturalisés occupent même une place essentielle dans sa vie. Elle leur attribue une fonction de représentation, établissant une connexion affective avec le monde de ses proches.» Au point qu’en montant dans les étages où l’on retrouve l’ours fantôme de la photo du rez-de-chaussée, toujours coiffé d’un drap blanc, les oeuvres de Sophie Calle sont si bien intégrées à l’incroyable muséographie qui les accueille qu’elles pourraient y avoir toujours été.
Si les premières salles conservent l’aspect de l’art contemporain, le reste de cette petite rétrospective Sophie Calle suit le parcours d’une collection permanente qui accumule objets et symboles de l’activité cynégétique, armes diverses, peintures et dessins (parfois de grands artistes comme Rubens ou Dürer), innombrables animaux empaillés, vitrines surchargées, meubles à tiroirs dignes des vieux musées d’histoire naturelle, un formidable capharnaüm tempéré par l’obsession de la classification avec des rapprochements savants et tout autant de groupes d’objets assemblés pour la vue comme dans les cabinets de curiosités.
Le Musée de la chasse et de la nature a été inauguré en 1967 dans l’hôtel de Guénégaud à l’initiative de François et Jacqueline Sommer. Au début des années 1950, François Sommer reprend l’usine dirigée par son père, une manufacture de feutres créée en 1807 et qui deviendra la première dans les revêtements de sol (le groupe Sommer-Allibert), une industrie portée par la reconstruction et l’urbanisation bétonnée qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale.
C’est un chasseur passionné. Il possède un immense domaine dans les Ardennes, qui fait maintenant partie de la Fondation de la Maison de la chasse et de la nature comme le musée parisien. Avec cette fondation, Jacqueline et François Sommer défendent une vision large et humaniste de la chasse où la recherche savante, l’observation, la collection, l’esthétique et la pensée compteraient autant que l’acte de chasser proprement dit, une vision qui paraît un peu anachronique aujourd’hui.
COLLISION MENTALE
Leur musée illustre cet anachronisme et joue parfaitement le jeu avec lui. L’idée d’intégrer à la collection permanente des oeuvres d’artistes comme Jeff Koons, Rebecca Horn, Oleg Kulik et Jan Fabre ou d’organiser une exposition Sophie Calle a un effet disruptif sur le caractère désuet de la scénographie et du discours qui la soutient.
Ainsi, une installation de Mark Dion reconstitue la cabane de chasse du couple Sommer dans la forêt des Ardennes avec autant d’affection que d’ironie au point qu’il est difficile de savoir au premier abord si elle fait partie de la collection originelle ou si elle a été ajoutée par la suite. Ce tremblement de la perception, cette fissure dans les idées reçues, cet inconfort créé par un univers aussi cohérent qu’il est irrationnel, est commun au Musée de la chasse et de la nature et à Sophie Calle. Son exposition est une occasion d’aller à la découverte d’une jolie collision mentale.