Le Temps

Le nouveau visage du Zimbabwe

- VALÉRIE HIRSCH, MAZOWE @valeriehir­sch

Emmerson Mnangagwa a prêté serment hier vendredi. Il hérite d’un pays aux forces vacillante­s.

L’épouse de l’ancien homme fort du Zimbabwe a mis le grappin sur une riche région agricole au nord d’Harare. Les habitants souhaitent son départ

«On ne l’a plus vue depuis quinze jours. Avant, elle venait plusieurs fois par semaine dans une cavalcade d’au moins dix voitures», confie le serveur d’un restaurant de Mazowe. Ce village à 40 km au nord d’Harare est réputé pour la beauté de son lac, son paysage montagneux et ses riches terres agricoles. «Le soir, elle repartait retrouver le président à Harare. Ici, on avait tous peur d’elle. Le village était infesté par la Sécurité d’Etat, ajoute le serveur, qui préfère garder l’anonymat. Beaucoup de gens ont perdu leur travail ou leur maison à cause de Grace.»Canious Sanide est l’une des victimes de «Gucci Grace», comme on la surnomme à cause de ses dépenses extravagan­tes. Habillé d’un t-shirt peint au batik et d’une casquette aux couleurs reggae, il vend des cartes de téléphone dans la rue.

Cet ancien ouvrier agricole de 31 ans a travaillé longtemps pour le groupe agroalimen­taire qui possédait la plus grosse plantation de Mazowe. Dans le cadre de la réforme agraire censée bénéficier aux petits paysans, Grace a mis progressiv­ement la main sur les 2400 hectares, le long de la route qui traverse le village. «Avant, on était 800 employés. Mais la ferme a périclité. Les fruits ne peuvent plus être exportés vers l’Europe car ils sont de trop mauvaise qualité.»

Canious est devenu creuseur dans une mine d’or artisanale de Mazowe. «Je gagnais 50 dollars par jour, vingt fois plus que sur la ferme. Mais le filon était sur la ferme de Grace, qui nous a expulsés. Elle a importé une machine chinoise pour faire le travail. Mais cela n’a pas marché. Je crois que les esprits étaient fâchés contre Grace.»

Le patron de la mine passe en trombe sur une camionnett­e chargée de travailleu­rs en route vers l’ancienne mine à l’abandon. Il a décidé de profiter de la chute du couple Mugabe pour reprendre son activité. Canious se précipite à leur suite. «Maintenant, on est libre!» clame-t-il en s’en allant.

Sur la ferme, Maria Sanide, une femme de 47 ans, en pagne coloré, travaille avec une houe, pieds nus. «On s’est tous attribués des parcelles pour survivre. Mais quand Grace a saisi la ferme, elle a chassé des centaines de familles. La police a détruit leurs maisons, les gens ont été brutalisés pour les forcer à partir. J’ai eu de la chance parce que je suis encore employée quelques mois par an, au moment des récoltes, et j’ai pu rester. Mais Grace ne s’est jamais occupée de l’exploitati­on. On ne l’a jamais vue ici. J’espère que les Blancs reviendron­t pour qu’on ait du travail.» En attendant, des dizaines de paysans, apprenant la chute des Mugabe, sont revenus, dès jeudi, se réinstalle­r sur la ferme.La «première dame» a aussi mis la main sur trois autres fermes à Mazowe, dont une exploitati­on laitière de 971 hectares, qui fournissai­t Nestlé. Son propriétai­re blanc avait été forcé de la vendre en 2003 à la première dame. Par peur d’une campagne de boycott internatio­nal, le groupe veveysan a coupé les liens en 2009.

Aujourd’hui, Bona, la fille des Mugabe, gère la laiterie rebaptisée «Gushungo», qui produit des glaces et des yaourts. L’exploitati­on, qui compterait 2000 vaches, est la fierté de la famille.A l’école primaire «Amai Mugabe» de Mazowe, le proviseur parle toujours de la «première dame» comme si rien n’avait changé. «Pour visiter l’école, il faut que je lui demande la permission», ajoute-t-il. Pas question de prendre en photo les bambins, en jolis uniformes roses, qui sortent de l’impression­nante école. Les enfants rejoignent l’orphelinat «Grace Mugabe», construit à côté. Selon la rumeur locale, il ne s’agirait pas de vrais orphelins. Une escroqueri­e de plus attribuée par la rumeur à celle qui voulait se présenter comme la grande dame patronness­e du pays.L’école, qui a coûté 7 millions de dollars, a été construite par la Chine, sur un immense domaine protégé par un mur de briques de trois mètres de haut. Une bonne partie des habitants de Mazowe ont été déplacés pour permettre à la femme de l’ancien despote de développer ses «projets». Le gros oeuvre d’un lycée et d’une université est terminé. Plus loin, plusieurs immeubles de logements de luxe semblent aussi achevés. Mais le vaste chantier a été abandonné par les Chinois, il y a quelques mois.

Le dernier scandale a Masowe date de juin dernier quand «Disgrace», son autre surnom, a kidnappé le lac, en interdisan­t aux habitants d’y pêcher et de faire du canoë. Le centre de loisirs, attenant au lac, a été fermé. Depuis la chute des Mugabe, la résidence de Grace, sur une colline qui surplombe le village, est désertée. Deux tours en pierre encadrent l’entrée. Elles évoquent les ruines du «Grand Zimbabwe», la forteresse en pierre qui était la fierté du pays. Mais Grace Mugabe n’a jamais été une source d’orgueil pour les habitants de Masowe, qui prient pour ne plus la revoir. Ils risquent de déchanter. Selon la BBC, les Mugabe auraient obtenu de pouvoir garder leurs nombreuses fermes et investisse­ments immobilier­s.

«Je crois que les esprits étaient fâchés contre Grace»

CANIOUS SANIDE,

HABITANT DE MAZOWE

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