«Les jeunes cinéastes suisses manquent d’âme»
L’acteur dévoile son projet d’une grande école fédérale qui rassemblerait tous les corps de métiers et des étudiants des quatre régions linguistiques. Un tel institut, estime l’artiste, permettrait au cinéma suisse d’être plus conquérant sur les marchés e
Un ultime baroud et un grand rôle à contre-emploi. Le Genevois JeanLuc Bideau, 77 ans, a incarné le renouveau du cinéma suisse dans les années 1970. Il pourrait considérer qu’il a fait le job. Mais il se projette vers un avenir qu’il rêve plus florissant pour le septième art à la mode helvétique. Et couve un projet ambitieux d’école polytechnique fédérale des métiers du cinéma et de l’audiovisuel en Suisse.
Pas sérieux? Déraisonnable? Ne dites pas ça au docteur Bideau. Décliné dans un rapport d’une quarantaine de pages, son diagnostic sur l’état de notre cinéma est sévère: inaptitude à raconter des histoires qui intéressent le grand public; manque de scénaristes de talent; fréquentation dérisoire dans les salles; bénéfices nuls; image de marque déplorable. On est loin, assène-t-il, du dynamisme danois en matière de série notamment.
Un remède possible pour échapper à cette asthénie: un institut qui serait une matrice pour tous les corps de métiers. Il n’est pas tout à fait seul à le penser. Citées dans son projet, des personnalités comme Fulvio Bernasconi – réalisateur de la série Quartier des banques –, le producteur Robert Boner ou Edouard Waintrop, délégué général de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes et directeur des Cinémas du Grütli à Genève, appuient l’idée.
Vous aviez déjà évoqué votre projet d’école polytechnique du cinéma au début des années 2000. D’où vous est venue l’envie de mener ce combat? J’ai le sentiment que les écoles d’art sont trop liées à la mise en scène, un peu au scénario aussi, mais pas assez au reste, à l’image ou au son par exemple. D’où cette idée d’école fédérale qui réunirait les quatre langues nationales ainsi que tous les métiers du cinéma. Cela dit, je viens d’être juré pour des courts-métrages des écoles de Lausanne, Genève, Lucerne et Zurich, et je dois avouer qu’il y en a des pas mal.
C’est donc encourageant? Oui, mais j’ai quand même l’impression que les écoles de cinéma, comme les écoles de théâtre, découlent de choix universitaires. Il n’y a plus de passion. Je fais droit, médecine, économie? Non, je vais faire cinéma… Les étudiants passent des examens, sont reçus parce qu’ils sont doués, et ensuite ils démarrent un master. Mais je me demande s’il ne leur manque pas la flamme.
Pensez-vous que les écoles d’art forment trop d’«auteurs» déconnectés des réalités du métier? Ce n’est pas seulement ça, il y a aussi un esprit qui manque. Chez nous, tout est subventionné, le cinéma comme le théâtre. Si vous allez voir un producteur avec un projet, il vous dira toujours qu’il faut présenter le film à l’OFC (ndlr: l'Office fédéral de la culture) pour obtenir des subventions et que, si ça ne marche pas, le film ne se fera pas. Il n’y a plus de producteurs animés de cette folie qu’avaient Jean-Marc Henchoz, qui a quand même sauvé L’Argent de Bresson, ou Robert Boner. Tout le monde est plan-plan. Prenez Tanner, Soutter et Goretta, qui ont formé le Groupe 5. Ce sont des mecs qui travaillaient pour la télé, faisaient des reportages, étaient mal payés, mais qui à la fin des années 1960 ont eu cette envie, cette volonté de faire quelque chose. Aujourd’hui, ça n’existe plus. Il n’y a plus d’âme.
Et quid de la génération des Ursula Meier, Lioner Baier, Jean-Stéphane Bron et Frédéric Mermoud, les quatre fondateurs de la société de production Bande à Part? Oui, bravo, mais ils sont déjà installés. J’espère que le troisième film d’Ursula Meier sera aussi bien que les deux premiers, Bron est merveilleux dans le documentaire et j’ai beaucoup aimé le film de fiction que j’ai fait avec lui, Mon frère se marie. Mais La Salamandre de Tanner a quand même été projeté durant un an dans deux salles à Paris. Eux n’ont pas connu de tels succès. Pourquoi le cinéma suisse n’avance pas? Pourquoi est-ce qu’il n’est pas vendu à l’étranger? Voilà les questions que je me pose. Avant la naissance du Groupe 5, il y a eu Mai 68. Est-ce qu’il faudrait une révolution pour que les choses bougent? Diderot disait qu’il faut des drames pour que la création démarre. La Suisse est peut-être trop confortable, et du coup les étudiants s’endorment.
Vous êtes dur vis-à-vis des écoles d’art, que vous qualifiez dans votre rapport de «ghettos provinciaux»… C’est dû au système du canton souverain. Mais est-ce qu’en mélangeant les langues et en passant outre les jalousies régionales on n’arriverait pas à instaurer un esprit nouveau? On a aujourd’hui trop d’intellectuels, et je ne suis pas sûr qu’il faille être si intellectuel que cela pour diriger un acteur.
Quel serait le modèle de cette école polytechnique?
La Fémis, à Paris, serait un bon exemple. Il faudrait surtout, comme je l’ai dit, que tous les corps de métiers soient représentés, du metteur en scène au scénariste, du producteur au machino.
Pour se faire l’avocat du diable, on pourrait arguer que le volume de production n’est pas assez important, en Suisse, pour offrir suffisamment de travail aux techniciens que formerait cette école… Vous avez raison, mais ce n’est pas non plus une raison pour abandonner cette idée. Vont-ils apprendre un métier pour rien? Peut-être qu’au contraire cela permettrait la naissance d’une nouvelle âme du cinéma suisse, et qu’on arrêterait enfin de parler toujours et encore de Soutter, Goretta et Tanner.
Imaginez-vous que même les acteurs puissent être intégrés à cette école? Pourquoi pas, mais pour l’instant ils ont la Haute Ecole des arts de la scène à Lausanne, la Manufacture. Par contre, ils gagneraient sans doute à élargir leur palette. Je ne suis pas sûr qu’ils fassent beaucoup de boulevard. Pourquoi les limiter? Il faut que toutes les formes de théâtre soient enseignées.
Vous avez été dirigé par Denis Rabaglia dans «Azzurro» en 2000, par Jean-Stéphane Bron dans «Mon frère se marie» en 2006 et par Laurent Nègre dans «Opération Casablanca» en 2011. Pour le reste, on ne vous a quasiment pas vu dans des films suisses ces vingt dernières années. Vous faites peur aux jeunes réalisateurs, peut-être justement à cause de leur forte identification avec le Groupe 5? Vous croyez? Je ne sais pas, ils n’ont peut-être pas envie de travailler avec moi, tout simplement. Mais je ne vais pas aller me vendre. Je ne suis pas comme Depardieu, qui allait sonner aux portes et dormait sur le paillasson pour forcer les gens à lui parler. Je n’en suis pas encore là, mais c’est vrai qu’il y a peu de sollicitations de la part des jeunes réalisateurs.
L’affaire Harvey Weinstein a mis au jour le sexisme et la violence sourde qui règnent sur les plateaux. Est-ce quelque chose que vous avez constaté? Jamais, jamais je n’ai senti ce sexisme. Ou je ne suis pas au courant. Alors oui, il arrive qu’on plaisante sur le sujet, les hommes plaisantent plus là-dessus. Dans Et la tendresse? Bordel!, je jouais un rôle tout à fait graveleux, style: «Lave-toi le cul, j’arrive.» Mais c’était un personnage.
Comprenez-vous que des associations appellent à boycotter les rétrospectives Jean-Claude Brisseau et Roman Polanski, prévues à la Cinémathèque à Paris? Mais Roman Polanski a déjà été poursuivi. Et c’est un artiste d’une importance capitale. Pour Brisseau, j’aurais dit aux manifestants: «Oui, vous avez raison de dénoncer.» Mais je n’aurais pas, en tant que responsable de la Cinémathèque, annulé la rétrospective.
Avec le temps, vous êtes-vous bonifié comme acteur? Absolument pas.
Mais vous exagérez! J’ai gagné une chose: l’envie de parler aux gens. Ce n’était pas le cas avant, par timidité. J’ai acquis une liberté.
Vous propose-t-on encore des rôles?
Presque rien. C’est fini! Ah oui, je comprends que vous soyez surpris. Je refuse très peu de choses. J’ai fait des films ou des séries qui ont très bien marché, Ainsi soient-ils (2012), H (1998-2002) ou Et la tendresse? Bordel!. Mais aujourd’hui, c’est le calme plat.
Est-ce que comme Michel Bouquet, qui joue encore Tartuffe à 92 ans, vous avez besoin des planches? De la
caméra? J’aimerais être Fabrice Luchini. Parce qu’il a une volonté que je n’ai pas. Tous les matins, il bosse, lit, apprend des textes. Ce n’est pas mon cas. Je suis fainéant. Ma vie me paraît tellement belle, avec ses conflits, mes enfants, mes petits-enfants, Marcela, mon épouse, une femme qui a un caractère très fort. Je ne suis pas sûr d’avoir envie de sacrifier ça pour répéter deux mois avec un metteur en scène qui me connaît mal.
Quel est votre moteur de comédien?
La jalousie. Il faut être jaloux des acteurs que vous estimez plus grands que vous. Il faut cette émulation.
De qui êtes-vous jaloux? De Gérard Depardieu, avec qui j’ai joué au théâtre.
Quel est son génie? Il s’est battu pour être là où il est. Moi, je suis un fils de bourge. Il y a très peu d’acteurs qui viennent de mon milieu. Ma chance, si j’ose dire, c’est que j’étais nul à l’école et que mes parents, divorcés, n’étaient pas là. Je n’avais pas d’affection. Tout cela faisait que je faisais l’idiot à l’école. Et puis j’ai eu cette idée, à 18 ans: tenter le Conservatoire de Paris. J’ai fait mes neuf heures de train et, boum, j’ai été pris du premier coup, une trentaine d’élus sur plus de 1000 candidats. Je n’en revenais pas.
Que devez-vous à votre fils, Nicolas Bideau, directeur de Présence Suisse? Il est comme sa mère, Marcela Salivarova Bideau: il trouve que je parle de ce métier avec trop de dérision. Mais je viens de tourner un PlansFixes, ces films en noir et blanc où on parle pendant cinquante-deux minutes de soi. Là, je ne joue pas les grandes gueules et on m’a complimenté. Je dois à mon fils l’esprit de sérieux. Comme à ma fille, Martine, qui est médecin.
Marcela Salivarova Bideau est souvent à vos côtés quand vous tournez. Que vous apporte-t-elle? Je lui dois énormément. Mon épouse, Tchèque d’origine, m’a rejoint à la fin des années 1960. Bardée de diplômes, elle s’est retrouvée en Suisse, mais n’a pas trouvé de travail. Elle a élevé nos enfants. Quand elle a eu 40 ans, je lui ai proposé qu’on travaille ensemble. Un sommet pour moi. L’exigence de Marcela me sauve. J’ai besoin de gens qui me disent: «Arrête tes conneries! Soyons sérieux.» J’ai de la peine. Parce que je ne suis pas un type cultivé, moi, j’aime regarder les souliers des gens, leur façon de marcher. C’est ça qui me nourrit.
De votre enfance, quelle est l’image qui revient à l’instant? Ma mère peutêtre, un mythe pour moi. Je ne la voyais que pendant les vacances. Elle s’était remariée avec un homme que j’estimais beaucoup, un grand libraire de livres anciens. Lui avait une culture extraordinaire. Ma mère avait une poésie, une légèreté que mon père n’a jamais eue.
Qui était-il, ce père? Un homme dur avec ses enfants, en porte-à-faux avec la société. Il était le fils d’un représentant d’apéritifs. Et il est devenu docteur en sciences économiques. Il a toujours essayé d’entrer dans la société genevoise, il a fait de l’équitation pour ça. Mais il n’a jamais été vraiment admis. Avec mon père, tous les soirs étaient affreux. Il voulait que nous ayons de bons résultats à l’école. Et il nous hurlait dessus. Il me méprisait totalement.
Le prochain spectacle? Je vais jouer Evguénie Sokolov, un roman de Serge Gainsbourg, avec le trompettiste Erik Truffaz. C’est l’histoire d’un peintre pétomane.
Le rôle dont vous rêvez? Le Roi Lear. Ou plutôt Falstaff, du même Shakespeare. C’est un bouffon, un farceur, un esprit lucide aussi. ▅