Le Temps

Thabo Sefolosha, l’Américain

Rencontrée à New York, la star suisse de NBA passe du mode ballon au mode confidence­s. Bavures policières, tensions raciales et traces de l’apartheid, le basketteur se livre

- VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, NEW YORK @VdeGraffen­ried

Il met ses pancakes au saumon de côté et attaque le poulet. Il est 15 heures, New York vient de subir un déluge express, et Thabo Sefolosha a faim. Au Jams, à deux pas du Ritz-Carlton, l’hôtel avec vue sur Central Park où il est descendu avec ses coéquipier­s de l’Utah Jazz, le basketteur, premier Suisse à évoluer en NBA, est d’humeur à parler d’autre chose que de son sport. Tant mieux: la veille, l’Utah Jazz s’est incliné devant l’équipe new-yorkaise des Knicks, qui jouait à domicile.

C’est parti donc pour une longue discussion à bâtons rompus sur son «américanit­é», ce qui fait au contraire qu’il ne se sentira jamais Américain, son engagement contre les bavures policières, ses racines. Mais d’abord, il réajuste son bonnet bleu et commande un thé vert. Avec du miel. «Vous en voulez aussi?»

Arrivé en 2006 aux Etats-Unis, Thabo Sefolosha en est à sa quatrième équipe. Il y a eu les Chicago Bulls (2006-2009), l’Oklahoma City Thunder (2009-2014), les Atlanta Hawks (2014-2017) et, enfin, l’Utah Jazz. Avec à chaque fois+ des déménageme­nts, parfois orchestrés dans la précipitat­ion. D’Atlanta à Salt Lake City, il est passé de l’Est à l’Ouest, d’une ville de 473000 habitants à une ville de 194000 habitants; de Coca-Cola à la capitale mondiale de l’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours. Comme sa femme Bertille et leurs deux filles Lesedi et Naledi, 8 et 9 ans, il a «adoré» Atlanta, «une ville historique­ment intéressan­te, très afro-américaine, avec une belle scène musicale». «Salt Lake, c’est exactement le contraire», dit-il. «Il n’y a pas grand-chose qui s’y passe. J’avais quelques préjugés, à cause des mormons. Mais pour moi qui suis la moitié du temps en déplacemen­t, c’est finalement plutôt reposant. Il y a les montagnes. Alors, oui, on ne s’y sent pas trop mal.»

Il aurait pu glisser, comme ça en passant, qu’il a sauvé une femme de la noyade, en septembre, lors d’une sortie en rafting dans la région. Mais il ne l’a pas fait: «Swiss Knife» est de nature plutôt humble. Pas du genre à fanfaronne­r.

Actif sur les réseaux sociaux

«Culturelle­ment, je pense que je ne me sentirai jamais vraiment Américain. Tout au plus NewYorkais, parce que c’est une ville cosmopolit­e. Je n’arriverai par exemple jamais à comprendre cet attachemen­t des Américains aux armes à feu.» Il trempe une frite dans la mayonnaise et lâche: «Je suis assez critique du système.» Ses filles, forcément, sont les plus Américaine­s de la famille. «Mais j’aimerais aussi qu’elles puissent aller à l’école en Suisse, ou du moins en Europe.» Une façon de dire, alors qu’il pense déjà, à 33 ans, à la fin de sa carrière, qu’il ne se voit pas rester aux EtatsUnis. «Enfin, si, pourquoi pas?» rectifie-t-il. «Mais à temps partiel!» Sa femme et lui se verraient bien garder un pied-à-terre à Atlanta. C’est dans cette ville qu’ils ont ouvert, avec un associé suisse, Attom, une boutique de vêtements de luxe.

Thabo Sefolosha n’a rien de l’écorché vif. Quoique. On le sent avec une certaine rage au ventre, qu’il cherche à contenir. Un besoin de dénoncer les injustices, de s’ériger contre les violences policières et les actes racistes. «Ce n’est pas de la rage. Je dis ce que je pense, mais je fais attention. Je ne suis pas Américain. Ce n’est pas toujours très bien vu que je monte au front.» Il nous tend son iPhone et nous montre son compte Instagram. «Là, par exemple, j’ai critiqué Donald Trump qui n’a pas su prononcer

Le basketteur veveysan affirme qu’il ne se sentira «jamais vraiment Américain» et qu’il aimerait voir ses filles scolarisée­s en Europe. «Je savais que les violences policières contre les Noirs étaient une réalité, mais quand tu es directemen­t concerné, c’est forcément plus fort»

correcteme­nt le nom «Namibia». Regardez les réponses.» Il nous les lit: «You are an idiot», «Stay out of politics», «You can’t even vote here», «Leave!» Il a effacé les commentair­es les plus violents.

Le 8 avril 2015

Pour Thabo Sefolosha, il y a un avant et un après-8 avril 2015. Ce jour-là, à New York, le basketteur est violemment interpellé par la police à la sortie d’une boîte de nuit où un autre joueur NBA s’était fait poignarder. Résultat: un péroné fracturé, les ligaments de la cheville droite endommagés, beaucoup de nuits blanches et une dizaine de kilos en moins. «C’est sûr, cela me marquera à vie. Mais pas au point d’être dégoûté des Etats-Unis.» A cause de cette mésaventur­e, il a raté les play-off, puis attaqué une saison «avec une cheville en train de se remettre péniblemen­t». Sa carrière a été entravée. «Les séquelles sont encore là. J’ai toujours deux plaques dans ma cheville, et je sais que vers 50-60 ans, elle me fera mal.»

Silence. Il reprend. «Dans cette affaire, j’ai réagi comme un étranger qui ne connaissai­t pas les codes. On m’avait proposé une journée de travaux d’intérêt général et six mois de probation pour échapper au procès. Mais je n’avais rien fait! Je nageais en plein choc culturel. Je tenais à aller au procès contre les policiers, mais cela aurait pu très mal tourner: tout était fait pour me rendre coupable. Un Américain qui a son père en prison pour trois fois rien aurait agi différemme­nt. Je me suis heurté à plus fort que moi. J’ai eu la chance de m’en sortir.» Après deux ans de bataille juridique, il a finalement reçu 4 millions de dollars d’indemnisat­ion de la Ville de New York. Il en a versé une partie à une organisati­on d’assistance juridique aux victimes.

Ce 8 avril 2015, l’homme aux 200 paires de chaussures a expériment­é un nouveau statut: celui de victime. «Je savais que les violences policières contre les Noirs étaient une réalité, mais quand tu es directemen­t concerné, c’est forcément plus fort.» Thabo Sefolosha est métis, mais il se sent Noir. «Il suffit que vous ayez un huitième d’héritage noir pour que vous soyez perçu comme tel. Quand je vais dans un hôpital américain, je suis bien obligé de cocher la case «Noir» dans le questionna­ire sur la race. Aux yeux de tous, ici et en Europe, je suis un Noir; par contre, en Afrique, je reste un métis.»

Les séquelles de l’apartheid

On saisit la balle au bond pour parler de l’Afrique du Sud, la patrie de son père musicien. Son histoire familiale a été marquée par l’apartheid, et, forcément, Thabo ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec les tensions raciales aux Etats-Unis et le passé esclavagis­te. «Mon père a connu ma mère, une Suissesse, en Afrique du Sud. Ils vivaient leur histoire cachés. Mais quand ma mère est tombée enceinte – elle avait déjà un enfant blanc d’un premier mariage –, ils n’ont pas pu s’imaginer élever un métis en Afrique du Sud. C’était trop dangereux. Ils ont dû fuir. Ils sont venus en Suisse en 1982, où est né mon frère Kgomotso, qui a un an de plus que moi.»

Son père a fait de la prison pour avoir fréquenté une Blanche. Quitter l’Afrique du Sud et laisser sa famille derrière lui, pour lui l’aîné d’une fratrie de 11 enfants, a été un choix très douloureux. «Nous parlions beaucoup de l’apartheid à la maison, surtout ma mère. Je suis allé pour la première fois en Afrique du Sud à l’âge de 17 ans. Depuis, j’y suis retourné une douzaine de fois.» Thabo Sefolosha soigne ses racines, qui se sont faites dans la douleur. Mais là-bas ou ici, il lui arrive souvent de se sentir discriminé, regardé de travers à cause de la couleur de sa peau. «Dans les aéroports, on me regarde d’abord comme un suspect, comme un Black à capuchon, avant que mon statut de joueur NBA, si on me reconnaît, prenne le dessus.»

Il n’arrive plus à finir ses frites et son poulet. «C’est trop gras.» Il s’emballe. «Vous avez déjà tapé «three white teenagers» et «three black teenagers» dans Google? Pour les premiers, plein de photos joyeuses sortiront. Pour les Noirs, vous tombez tout de suite sur des mugshots [photos d’identité judiciaire]. Ce n’est pas une théorie complotist­e, c’est la réalité!» Oui, on parle beaucoup de politique

«Je tenais à aller au procès, mais cela aurait pu très mal tourner: tout était fait pour me rendre coupable»

dans les vestiaires, dit-il. «Dans l’équipe d’Atlanta, un Noir et un métis avaient voté pour Donald Trump. Les discussion­s étaient animées…»

Sollicité par Black Lives Matter

Forcément, le Veveysan se sent concerné par l’affaire Colin Kaepernick. L’ex-quarterbac­k des 49ers de San Francisco a été déclaré persona non grata au sein de la Ligue nationale de football américain, parce qu’il avait posé le genou à terre lors de l’hymne national. Il protestait contre les violences policières anti-Noirs. Thabo Sefolosha ne cache pas un certain malaise. «Kaepernick a fait acte de courage. Mais son message a été brouillé. Donald Trump a récupéré l’affaire, en dénonçant une atteinte au patriotism­e. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’un nombre important de sportifs ont répété le geste. Mais du coup, leur motivation n’était plus claire. Protestaie­nt-ils contre les bavures policières anti-Noirs comme Kaepernick? Ou contre le fait que Kaepernick ait été blacklisté? Ou était-ce une réaction anti-Trump? On ne s’y retrouve plus…» Colin Kaepernick a choisi de se taire. Thabo Sefolosha aurait à sa place probableme­nt pris la parole, pour rétablir le débat. «Je suis quelqu’un de vocal», glisse-t-il, dans un parfait franglais.

Après son agression newyorkais­e, il a été très sollicité. On le voulait pour une marche de protestati­on à New York. Il a aussi reçu un mail de Black Lives Matter, mouvement de défense des Noirs. Thabo Sefolosha n’a pas donné suite aux sollicitat­ions. Il dénonce les travers et dérives de la société américaine, mais n’a pas envie d’être pris en otage. «J’ai beaucoup de choses à dire, mais je ne crois pas que cela soit toujours nécessaire.» Par contre, oui, en privé, il va dans des foyers de jeunes en difficulté pour défendre ses idées. C’est sa méthode «grand frère» à lui.

D’ailleurs, après notre rencontre, Thabo Sefolosha avait quelque chose à faire à Brooklyn. Retrouver la famille d’Eric Garner et le producteur d’un film qui lui rend hommage. Eric Garner est ce père de six enfants tué en 2014 par un policier blanc à Staten Island. Il est mort asphyxié. En juillet 2015, la mairie de New York a versé 5,9 millions de dollars à sa famille. Chapitre clos. Mais visiblemen­t pas pour Thabo Sefolosha, toujours prêt à combattre les injustices. Il ne s’en cache pas: «Après ma carrière de basketteur, qui sait, je pourrais peut-être jouer un rôle plus important dans ce domaine. Je veux aller sur le terrain. Etre dans l’action, pas juste dans la dénonciati­on.»

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(VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D)

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