Le Temps

«Camille Laurens force un peu le trait»

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Nous avons fait lire «La Petite Danseuse de quatorze ans» à l'historien de la danse Jean-Pierre Pastori. Qui a été conquis, tout en émettant quelques bémols

Qui ne connaît Jean-Pierre Pastori dans le monde de la danse? L'ancien journalist­e, auteur d'une vingtaine d'ouvrages reconnus sur l'histoire de la danse, ex-directeur du château de Chillon, a pris du plaisir à lire La Petite Danseuse de quatorze ans. Il connaissai­t la statue en photo avant de découvrir, à la Fondation de L'Hermitage, un de ses bronzes à la toute récente exposition de la collection Bührle, dont c'est un des joyaux. Impression­s.

Des petites danseuses issues de milieu modeste quasiment proposées par leurs mères maquerelle­s à la haute société fréquentan­t l'Opéra: la descriptio­n que fait Camille Laurens du monde des petits rats dans les années

1880 vous paraît-elle juste? Le fond n'est pas discutable mais elle force un peu le trait. A l'époque, le foyer de l'Opéra était ouvert au cercle des abonnés et aux membres du Jockey Club, des gens très fortunés, mariés, mais qui avaient leurs protégées, à qui ils pouvaient offrir des vêtements, des bijoux – que les danseuses voulaient ensuite porter sur scène. Et je peux imaginer que des mères aient poussé leurs filles à tenter de se trouver un beau parti. Il y avait de l'ambiguïté, mais de là à imaginer que la prostituti­on était généralisé­e comme elle le laisse penser, c'est exagéré.

Camille Laurens rappelle que l'expression «avoir une danseuse», qui signifie avoir une maîtresse chère, et par extension consacrer par plaisir beaucoup d'argent à quelqu'un ou à quelque chose, provient des danseuses de

l'Opéra... Théophile Gautier a eu ce mot: «Mlle Plunkett a été applaudie très souvent pour sa gentille figure et quelquefoi­s pour son talent.» Cela veut tout dire! A l'époque, une cheville découverte émoustilla­it. Les spectateur­s s'émerveilla­ient de

Coppélia, dans lequel le rôle de Frantz était joué par une femme travestie dont le costume permettait de voir les formes. N'oubliez pas non plus qu'à l'époque, tous les opéras joués à Paris devaient comporter un ballet, réclamé par le public – c'est ainsi que Wagner a incorporé la bacchanale à Tannhäuser. La danseuse est le creuset de toute une fantasmago­rie érotique des bourgeois de l'époque.

Y avait-il des petites danseuses à la même époque en Suisse? A Lausanne, le Casino-Théâtre, ainsi qu'il s'appelait à la fin du XIXe siècle, comprenait déjà une «salle de gymnastiqu­e et de danse» qui n'avait rien de profession­nel. Pour les spectacles d'opéra, on faisait venir des danseuses mais il n'avait pas de troupe permanente. C'est seulement à compter des années 1930 qu'un véritable enseigneme­nt chorégraph­ique y est donné, sous l'impulsion de Mara Dousse puis de Jacqueline Farelly. Les «revues» font alors appel à un petit corps de ballet, ainsi qu'à de «jolis mannequins», pour reprendre l'expression de l'époque. A Genève, la danse doit beaucoup aux époux Willy et Delly Flay, grâce auxquels la danse va prendre son essor au Grand Théâtre dès les années 1940. La multiplica­tion des écoles de ballet, jusqu'au fond du Valais grâce à Cilette Faust, va changer l'image de la danse et de la danseuse. Il ne s'agit plus de dévoiler ses charmes, mais de se sentir bien dans sa peau!n

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