Le Temps

LA GUERRE DU GLOSS EST DÉCLARÉE?

- PAR JULIE RAMBAL @julie_rambal

La cause est entendue, les femmes subissent des diktats esthétique­s qui méritent d’être combattus. Et ils le sont. Mais si, au nom de la liberté, une norme avait chassé l’autre? «Reste naturelle et tiens-toi loin du vernis à ongles»: nouvelle injonction?

◗ «Moi, je suis là pour donner des émotions» vibrait l’actrice et réalisatri­ce Sara Forestier, le 6 novembre sur un plateau télé, peau luisante et cheveux en bataille, après avoir refusé l’usuel passage en loge maquillage. «J’adore le maquillage, j’adore la féminité, mais j’ai un problème avec l’injonction à être sexy, glamour. Une femme ce n’est pas que ça», vibrait-elle encore.

C’est presque devenu un incontourn­able de tout CV d’actrice, chanteuse, ou mannequin: s’afficher telle que la nature l’a voulu (souvent avec de bons gènes) pour dénoncer les diktats de la beauté féminine. Et la chanteuse Alicia Keys, qui ne se farde plus jamais, est désormais l’icône du mouvement no make-up. «Cesser d’imposer à mon visage des couches de maquillage est inhérent à mon souci d’en revenir à mon vrai moi, expliquait-elle récemment. Nous, les femmes, avons besoin de nous accepter telles que nous sommes.» Message reçu.

BEAUTÉ DU DIABLE

Partout fleurissen­t des journées sans maquillage, avec à peu près le même cri de guerre: se pomponner, c’est se soumettre. Il est vrai que, selon une étude britanniqu­e, les femmes passent une moyenne hebdomadai­re de 3h19 à se maquiller, soit quinze semaines de leur vie. Et dans le camp no make-up, la youtubeuse beauté, capable, telle la plébiscité­e Sananas (1,9 million d’abonnés), de passer seize minutes à détailler face caméra les produits de beauté nichés dans son sac, passerait presque pour une ennemie de la cause.

Hélas, les querelles sont aussi vieilles que l’invention du kohl. Et rien de très neuf sur le front de la dénonciati­on du paraître, alors que dans certains pays, les femmes ne sont toujours pas autorisées à se maquiller… Au Moyen Age, l’Eglise traitait même les produits de beauté d’oeuvre du diable. Surtout le rouge, associé à la luxure. Quant à celles qui en usaient, elles étaient vite considérée­s comme des filles de petite vertu, vouées à la damnation éternelle. «La guerre du maquillage a toujours existé, mais avec des causes différente­s», rappelle l’historien du corps Georges Vigarello. «Les pères de l’église opposaient avec hargne et misogynie la beauté maléfique à la beauté naturelle, octroyée par Dieu. Puis les arguments pour dénoncer le maquillage ont changé, notamment avec le concept rousseauis­te d’une beauté proche de la nature, opposée à la beauté sociale. Madame de Sévigné traitait ces querelles de moralisme hypocrite, affirmant que les dévotes n’avaient qu’à enlever leur rouge aux joues. Car qu’est-ce que la nature? Même l’hygiène, ou l’habit, est déjà un artifice.»

BELLE DES CHAMPS CONTRE BIMBO

D’ailleurs, Alicia Keys n’a pas renoncé au souci d’avoir bonne mine puisqu’elle loue les services d’une make-up artist prénommée Dotti, qui expliquait l’année dernière à W Magazine comment elle dorlotait le teint de sa cliente: «En ce moment, nous utilisons beaucoup la glace pour fortifier la peau. J’en mets dans un stick et j’applique le froid sur son visage. Je travaille vraiment sur tous les endroits où je veux que le sang, l’eau et l’énergie remontent à la surface.»

A l’heure où même les hommes s’amusent à se maquiller, comme le youtubeur Manny Mua (3,7 millions d’abonnés), et sont capables de passer eux aussi quinze semaines de leur vie à papouiller leur barbe, existe-t-il encore vraiment des injonction­s à la beauté? Et si, derrière cette énième querelle du gloss ne s’opposaient que deux conception­s réductrice­s de celle-ci: belle des champs à la fraîcheur innée contre bimbo éprouvant le besoin de se trafiquer pour soutenir son reflet? Avec une norme qui serait, une fois de plus, du côté du naturel…

Dans l’une de ses correspond­ances à sa fille, la romancière Colette se montrait déjà impitoyabl­e quant aux codes rigoureux de l’allure. «Il est temps que tu fasses attention. Tu es embarquée sur un chemin de maquillage, sur une progressio­n de maquillage proprement imbécile. Tu as dépassé la limite où cela peut être joli, et tu es en ce moment excessivem­ent voyante […] Faire voyant, c’est le contraire de faire chic», assenait-elle à sa progénitur­e.

Pour le sociologue Ronan Chastellie­r, auteur de La frugalité

contempora­ine (Ed. Du Moment), cette nouvelle tendance zéro minute passée dans la salle de bains orchestre d’ailleurs le mouvement zéro déchet, «qui pousse à laisser son corps en jachère. On enlève les couches de maquillage pour retrouver une forme de pureté, le paradis perdu de la beauté. Aujourd’hui, deux tendances s’affrontent, avec d’un côté les sourcils roses et le maquillage permanent, dont l’effet peut vite devenir explosif, et initie le mouvement inverse consistant à rechercher le pourcentag­e de naturel chez l’autre, presque sa part de vérité. Mais toutes ces notions rejoignent la beauté Snapchat contempora­ine, qui est une constructi­on de soi au gré de ses envies, dans l’instant, pour trouver sa propre voie.» L’apparence n’est d’ailleurs plus de l’ordre de l’identifica­tion sociale depuis le XIXe siècle, selon George Vigarello. «Baudelaire écrit en 1859 un texte sur le maquillage en affirmant que l’artifice, c’est décider de soi. Le maquillage permet d’inventer sa propre individual­ité, la transforma­tion de soi est devenue un droit.»

DÉLUGE DE COMMENTAIR­ES

Chez les YouTubeuse­s beauté, on trouve même des filles très singulière­s, telle Manu et sa chaîne Mardi Noir. Férue de théories freudienne­s, elle y diffuse une série de vidéos intitulées «Psychanaly­se toi la face», dans lesquelles elle disserte sur l’inconscien­t tout en s’étalant du fond de teint sur la figure. «Je vais passer par une souffrance physique qui va soulager une souffrance psychique, avec un petit gain en plus puisque je vais récupérer un peu de phallus que je vais pouvoir montrer au monde» explique-t-elle ainsi, à propos de ses tatouages.

Après le coup d’éclat télévisuel de Sara Forestier, le philosophe Raphaël Enthoven a souligné que «parler sans maquillage à l’oeil d’une caméra, c’est se maquiller en celle qui ne se maquille pas.» L’actrice n’a pas apprécié, et répliqué qu’une «femme n’a pas à être commentée de la sorte». Voilà une vérité qui devrait mettre tout le monde d’accord: trop maquillée ou pas assez… l’allure féminine reçoit toujours des tombereaux de commentair­es beaucoup trop prompts. C’est pour cela qu’une de ses remarques consistant à dire: «Il existe une tradition de comédienne­s qui font des photos nues dans Lui, sincèremen­t je ne comprends pas», ne semblait pas très affable vis-à-vis de certaines collègues féminines. A défendre trop fougueusem­ent le naturel et le droit de ne pas être glamour, gare à ne pas dénoncer l’oeuvre du diable…

«J’ai un problème avec l’injonction à être sexy, glamour. Une femme, ce n’est pas que ça!»

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(EUGENIA LOLI)

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