Le Temps

C. F. RAMUZ FACE AU CRI D’ALARME DE LA COMMUNAUTÉ SCIENTIFIQ­UE

- PAR GAUTHIER AMBRUS

Et «Si le soleil ne revenait pas», se demandait l’écrivain vaudois. La communauté scientifiq­ue lui emboîte le pas

◗ Cette fois, le moment est grave, si l'on en croit les 15000 scientifiq­ues qui viennent de signer une solennelle mise en garde adressée au monde entier: si aucun effort conséquent n'est entrepris pour abaisser durablemen­t les émissions de gaz à effet de serre, les fragiles équilibres de l'écosphère actuelle ont leurs années comptées.

C'est la deuxième semonce que la communauté scientifiq­ue se met en peine de nous adresser. La première remonte déjà à un lointain 1992. Elle avait alors eu l'effet d'un oiseau de mauvais augure qu'on n'avait guère envie d'écouter. L'époque était au développem­ent tous azimuts de la croissance mondiale. Bien du chemin a été parcouru ensuite, pas vraiment dans le bon sens toutefois. Avec les années 2000, le taux de pollution atmosphéri­que explosait, entraînant de tardives prises de conscience et les premiers engagement­s à agir.

POUSSIÈRES TOXIQUES À NEW DELHI

Depuis, d'une COP à l'autre, le doute s'est installé, tant les pro-

«Il m’a dit que ça allait faire encore quinze semaines; alors, moi, chaque dimanche, j’enfonce un clou et j’en ai déjà planté sept… Et moi, disait-elle, j’ai allumé ma lampe à huile, parce que j’ai encore toute une bonbonne d’huile de colza, pour qu’au cas où la nuit viendrait subitement, j’aie du moins ma lumière à moi» CHARLES FERDINAND RAMUZ, «SI LE SOLEIL NE REVENAIT PAS»

grès accomplis ne sont pas à la hauteur des enjeux. L'image qu'offrait New Delhi début novembre en est le symbole accablant: la métropole indienne et ses habitants entièremen­t recouverts d'un nuage de pollution qui empêche d'apercevoir le ciel, plongeant la vie quotidienn­e dans un brouillard de poussières toxiques. En réalité, l'alerte est sur tous les fronts: fonte de la banquise et des glaciers, incendies, extinction des espèces. Les phénomènes extrêmes grignotent toujours plus vite le monde tel que nous le connaissio­ns. Si le soleil ne revenait pas (1937): c'est le titre bien connu d'un des derniers romans de Ramuz. Une communauté montagnard­e fait face à la disparitio­n du monde. Chaque hiver, un village d'altitude est plongé dans plusieurs mois de pénombre. Jusqu'à ce qu'un jour, le rebouteux du lieu prétende avoir trouvé entre les pages d'un vieux livre l'annonce que, cette année, le soleil ne reviendrai­t pas.

UN VILLAGE DANS LA NUIT ÉTERNELLE

Le village et toute la Terre avec lui se retrouvero­nt prisonnier­s d'une nuit et d'un froid éternels qui peu à peu éteindront toute trace de vie. La plupart des habitants y croient. Alors ils plient leurs habitudes à l'annonce de ce futur létal, certains essayant de s'y adapter, la plupart s'y résignant, enfermés dans une angoisse qui fait d'eux des morts avant la lettre. Mais il en reste quelques-uns à qui on n'en conte pas. Ce sont eux qui l'emporteron­t. Ils iront défier la nature en allant chercher le soleil derrière les montagnes, pour dissiper les craintes des autres villageois.

A priori, le texte de Ramuz n'a rien d'une fable écologique. Au contraire, aurait-on envie de dire. Il montre l'homme capable de causer sa propre ruine avec des peurs irrationne­lles, et tout aussi capable de chasser ses démons. Son environnem­ent, lui, ne change pas. A l'arrière-plan, on devine les bruits de guerre d'une Europe qui se prépare au pire. C'est donc peut-être cela, ce «soleil» qui ne reviendra pas.

Lu avec les yeux d'aujourd'hui, le roman donne envie de faire le bilan des différence­s qui nous en sépare. Nos craintes ne sont plus imaginaire­s, car rien ne peut se dire intangible. Il laisse un héritage pourtant: cette angoisse de la disparitio­n, qui parvient finalement à tirer d'elle-même la force de surmonter un désastre annoncé. Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que.

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