UNE PETITE MUSIQUE VENUE DE L’OUEST
Pas de chevauchées fantastiques ni de rodéos sauvages chez Wallace Stegner. Disparu en 1993, ce maître du roman intimiste plaçait la mémoire et ses flottements au coeur de ses livres
Longtemps négligé par l’Amérique des grandes cités, l’ouest de ce pays est devenu un pays de cocagne dont on redécouvre peu à peu les écrivains, grâce en particulier aux Editions Gallmeister. C’est le cas d’un auteur particulièrement raffiné qui, entre le Montana et la Californie, fait figure de pionnier: Wallace Stegner (mort en 1993, à près de 90 ans), qu’on ne lit pas assez de ce côté-ci de l’Atlantique – alors que les Thomas McGuane et autres Rick Bass brûlent des cierges à sa mémoire. Chez lui, pas de chevauchées fantastiques ni de rodéos sauvages, mais une petite musique feutrée, qui contraste bougrement avec les grandes symphonies cosmiques dont cette partie de l’Amérique est le théâtre.
Wallace Stegner – Prix Pulitzer en 1972 –, le voici de retour avec deux romans intimistes, écrits à la fin de sa vie. Publié aux EtatsUnis en 1987, traduit une première fois chez Phébus il y a quinze ans, En lieu sûr met en scène Larry Morgan, qui s’éveille un matin d’août dans un cottage niché au coeur des forêts, à quelques encablures du Canada. Il a 64 ans. Il est écrivain. De l’avenir, il n’a plus grand-chose à attendre. Il peut donc souffler un peu. Pour faire le point. Pour dérouler le ruban des souvenirs et remonter au printemps de son existence, à la fin des années trente.
Rien de plus banal que ce long flash-back improvisé, mais on peut compter sur William Stegner pour que l’enchantement soit de la partie. Avec ce qu’il faut de nostalgie fitzgéraldienne quand il évoque les tourbillons du passé, dans cette ville universitaire du Wisconsin – Madison – où Larry Morgan fit ses gammes de professeur, en 1937, en compagnie de son épouse Sally. Ils étaient heureux, amoureux, séduisants et fauchés. Ils logeaient dans un sous-sol spartiate au bord d’un lac et Larry écrivait ses premières nouvelles, entre deux cours, pendant que Sally dévorait les livres de Jules Romains.
«Nous aimions cette vie et n’en levions le nez que lorsque la voix d’Hitler écumant dans notre TSF nous rappelait que nous nous trouvions sur une passerelle bringuebalante menant de la dépression à une possible guerre mondiale», se souvient Larry. Qui raconte les jours tranquilles dans le paisible écrin du Wisconsin, les dîners inoubliables, les fêtes, la naissance de leur fille, les séances de patinage sur le lac gelé. Et, surtout, l’amitié avec Sidney et Charity, débarqués à Madison à la même époque. Lui, Sidney, le prof brillant qui ressemblait à un marbre de Michel-Ange. Elle, Charity, la fée qui lançait des sourires comme des brassées de fleurs.
DOLCE VITA
Tout le roman retrace le destin de ce miraculeux quatuor qui traversa les années dans l’ivresse de l’insouciance. «L’avenir se déroulait devant nous comme une route blanchie par le clair de lune», dit encore Larry, dont la longue confession éblouit par sa tendresse, dans une Amérique où l’amitié partagée avait le goût du paradis. La voilà, la dolce vita made in USA… Jusqu’à ce que tout s’écroule, brutalement, comme dans un mauvais rêve. «En écrivant, je voulais faire entendre une musique qui ne remuerait que de tout petits bruits, mais dont les échos iraient loin», a expliqué Stegner. Mission accomplie… Avec le très nostalgique Envers du
temps, Stegner signe un autre récit magnifique sur les stigmates de la mémoire, sur ce qui ne reviendra pas quand les années déposent leur chape d’oubli sur des existences qui passent trop vite. Ambassadeur à la retraite installé à San Francisco, Bruce Mason est un personnage familier des lecteurs de Stegner, comme s’il était son alter ego. Portrait: «Un être tendant à s’émerveiller, admirer, adorer, rêver, mais aussi capable de haine, de culpabilité, de honte. Un garçon avide de reconnaissance, à la fois secret et grande gueule, un crâneur qu’une parole dédaigneuse suffisait à déboulonner.»
GUIMBARDE SURVITAMINÉE
Lorsqu’on fait sa connaissance, Mason vient de rallier l’Utah pour organiser les funérailles de sa tante à Salt Lake City. Cette ville, il l’a quittée à 17 ans. Il n’y est pas retourné depuis un demi-siècle, désireux de tracer un trait définitif sur une histoire familiale «déchirée de tensions internes». Va-t-il pouvoir renouer avec lui-même, avec ses souvenirs, avec sa jeunesse? Il se rappelle avec tendresse l’époque où il écumait les rives du lac salé à bord d’une antique guimbarde survitaminée, pied au plancher, le tableau de bord vibrant de jazz, de rock et de country music.
«Submergé de délicieuses réminiscences», Mason redécouvre les vieilles maisons aux escaliers de balustres blancs, la devanture de marbre du Park Building, l’école où son prof de latin lui faisait illustrer
La Guerre des Gaules, le majestueux temple «hérissé comme un crapaud à cornes». Et, dans chaque rue, revient l’image fantomatique de cette fille mystérieuse, Holly, «une Proserpine et une Circé», un feu follet dont il fut brièvement amoureux.
C’est un être empêtré dans un étrange filet émotionnel que met en scène Stegner avec beaucoup de finesse. Et avec une mélancolie poignante, lorsque son héros découvre tout ce que le pinceau des années a effacé, le tramway aux allures préhistoriques, l’entrée du club de tennis – évocatrice d’amourettes et de baisers volés –, la salle de billard, l’enseigne de l’hôtel où son père s’était donné la mort. Pas d’intrigue spectaculaire dans ce roman, mais des tourbillons de sensations, d’images, d’émotions. Avec un titre qui donne à voir «l’envers du temps», là où il se dérobe à nous dans les ombres du passé, là où il revit entre les persiennes de la mémoire, parfois si fidèle, parfois si trompeuse…