Le Temps

PLONGÉE DANS LE PARIS DU BAS, OÙ VIVENT LES CHIFFONNIE­RS

- PAR JOHN E. JACKSON

Figure emblématiq­ue du XIXe siècle urbain, les recycleurs de chiffons sont aussi bien philosophe­s du ruisseau, sujets de caricature­s mais aussi de poèmes dans l’oeil de Baudelaire, notamment

◗ Antoine Compagnon vient de publier un livre magnifique­ment illustré sous le titre Les Chiffonnie­rs de Paris. Ces quelques lignes de Jules Janin résument à merveille l’un des aspects du projet: «Le chiffonnie­r est inexorable comme le destin, il est patient comme le destin. Il attend; mais quand le jour du croc est venu, rien ne peut retenir son bras, tout un monde a passé dans sa hotte […] la hotte du chiffonnie­r, c’est la grande voirie où viennent se rendre toutes les immondices du corps social. Sous ce rapport, le chiffonnie­r est un être à part, qui mérite son histoire à part.» Ce livre est une plongée dans le Paris de la Restaurati­on jusqu’à la fin du Second Empire, soit à peu près le Paris de 1820 à 1870, envisagé sous l’angle d’une de ses figures emblématiq­ues, celle du chiffonnie­r. Pourquoi le chiffonnie­r? Pour plusieurs raisons.

ACTEUR DYNAMIQUE

D’une part, à la différence du mendiant, qui reste improducti­f, ou de la prostituée, que les lois de l’époque condamnent, mais avec lesquels il partage un statut social très bas. Marx parlera de Lumpenprol­étariat, de prolétaria­t des chiffons ou des guenilles. Pourtant, le chiffonnie­r fut, durant cette période, un acteur dynamique de la scène parisienne. Il y jouait le rôle doublement indispensa­ble de nettoyeur – ramassant avec son croc tout ce qui traînait par terre – et de recycleur, fournissan­t non seulement les chiffons et les débris d’affiches nécessaire­s à la confection du papier, mais, de façon plus générale, remettant en circulatio­n les matériaux dont l’industrie naissante se saisissait toujours plus avidement pour sa production de masse.

D’autre part, parce que la figure du chiffonnie­r était à tout le moins celle d’un témoin dont l’histoire donne l’occasion d’épouser une perspectiv­e qui a le grand mérite d’éclairer la réalité sous un jour aussi vif qu’insolite. L’espace de la chiffonner­ie, c’est l’espace du Paris du bas; non seulement du Paris des pauvres et des ivrognes, mais aussi du Paris de la boue, des animaux crevés, de la voirie; du Paris des barricades aussi, de toute cette lie matérielle et sociale que le biffin affronte et dont il fait partie et qui constitue une part souvent négligée de l’histoire de la capitale.

Enfin, parce que le chiffonnie­r, c’est aussi à sa manière un philosophe, un outsider dont le regard perce à jour toutes les fausses apparences dont une société, dont toute société aime à se parer. De là l’intérêt que la figure du chiffonnie­r offrit aux artistes, et notamment aux caricaturi­stes qui se plurent à le représente­r avec autant d’ironie que d’affection. C’est l’une des grandes qualités de ce livre que d’offrir une véritable galerie de portraits de ces caricature­s – de Traviès à Charlet, comme de Daumier à Gavarni – quelque 140 illustrati­ons qui jus- tifient son inclusion dans la collection de la Bibliothèq­ue illustrée des histoires de Gallimard.

À L’OMBRE DE BAUDELAIRE

En même temps, le propos d’Antoine Compagnon est autre, qui vise à éclairer sous un jour inédit un certain nombre d’allusions qu’il pense essentiell­es dans l’oeuvre de celui qui est à la fois le point d’origine et le destinatai­re de ces pages, l’oeuvre de Baudelaire. Ce dernier n’a-t-il pas en effet placé dans la troisième section des Fleurs du Mal un poème intitulé «Le vin des chiffonnie­rs»: «Souvent, à la clarté rouge d’un réverbère/Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,/Au coeur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux/Où l’humanité grouille en ferments orageux,/On voit un chiffonnie­r qui vient, hochant la tête,/ Butant, et se cognant aux murs comme un poète…»

Comme toujours avec Baudelaire, nous voilà plongés dans l’essentiel. Antoine Compagnon ferait valoir qu’on retrouve dans ces vers les composante­s de son histoire: la nuit (les chiffonnie­rs travaillen­t la nuit), le faubourg, la fange, les murs, bref un univers de la laideur et du bas, mais aussi du centre de l’humain. Walter Benjamin avait déjà mis l’accent autrefois sur l’attention que Baudelaire portait aux misérables, à ceux qu’un de ses poèmes en prose nomme «les éclopés de la vie», même si, comme Antoine Compagnon le lui reproche à juste titre, il tirait prétexte de cette attention pour faire du poète un socialiste déguisé, ce qu’assurément il n’était pas.

LE CADAVRE D’UN CHEVAL

Cela n’empêche pas Antoine Compagnon de tomber à son tour dans un travers du même genre. A force de vouloir tirer Baudelaire du côté des chiffonnie­rs, il en vient à forcer l’interpréta­tion des poèmes en voulant faire coïncider à tout prix la réalité poétique avec la réalité historique qu’il décrit. Soit par exemple le poème «Une charogne». Baudelaire ne précise pas de quel animal il s’agit. Nadar, l’ami de Baudelaire, dans un fusain célèbre, représente le poète en redingote avec à ses pieds la charogne de ce qui paraît, de toute évidence, être un chien. Antoine Compagnon, lui, plaide pour le cadavre d’un âne ou d’un cheval, non parce que le poème le suggérerai­t, mais parce que c’est ce que la réalité parisienne de l’époque rend le plus probable.

Quelle importance demandera-t-on peut-être? Aucune, si ce n’est que la question qui est implicitem­ent posée est la question fondamenta­le des présupposé­s de toute interpréta­tion poétique, la question de savoir quel rapport existe entre le sens littéral, usuel d’un mot, tel qu’on peut le trouver dans le dictionnai­re, et le sens dans lequel un poète se donne la liberté de l’employer dans la réinventio­n du langage à laquelle procède son poème. Cette question-là n’est pas anodine, elle est essentiell­e, et c’est elle qu’Antoine Compagnon aurait dû se poser. C’est à défaut de l’avoir fait que son histoire de la chiffonner­ie, si intéressan­te par ailleurs, échoue à se transforme­r en interpréta­tion convaincan­te de Baudelaire.

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(LEE/LEEMAGE) Un chiffonnie­r chineur, une gravue tirée du «Journal de la jeunesse» en 1884.
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Genre | Histoire Auteur | Antoine Compagnon Titre | Les Chiffonnie­rs de Paris Editeur | Gallimard Pages | 494 Etoiles | ✶✶✶✶✶

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