Le Temps

BJÖRK DANS SA BULLE

- PAR DAVID BRUN-LAMBERT

Autrefois créatrice d’une pop malicieuse, la chanteuse islandaise sème son public le moins vaillant d’un disque à l’autre, publiant un nouvel album expériment­al et bavard, aux paysages musicaux impénétrab­les

C’était il y a vingt ans: Björk sortait Homogenic

(1997) et mettait la pop à genoux. Le tube «Hunter» en rotation sur les radios périphériq­ues, le hit «Bacheloret­te» clipé par Michel Gondry et multidiffu­sé sur les chaînes musicales; l’Islandaise était couronnée reine, adulée tant par l’undergroun­d d’où étaient issus nombre de ses collaborat­eurs, que par le grand public séduit par son répertoire chic et ses excentrici­tés vocales ou stylistiqu­es. Imprévisib­le, originale, libre, et d’une intelligen­ce peu constatée dans une industrie où la suffisance domine, la gosse de Reykjavík fascinait. On n’imaginait pas la perdre jusqu’à se découvrir un jour indifféren­t à ses nouvelles. C’est pourtant le cas alors que paraît Utopia.

Un oeil sur les réseaux sociaux ou les pages de médias généralist­es d’ordinaire plus prompts à traiter de l’actualité d’idoles saisonnièr­es que d’artistes furetant aux confins d’expérience­s formelles: la publicatio­n du nouveau disque de Björk Guðmundsdó­ttir, 52 ans, est à «goûter absolument», lit-on. La formule ne mange pas de pain. En soi, elle ne vaut rien. Toutefois, en creux, son enthousias­me de façade traduit bien l’embarras qui frappe aujourd’hui la critique dès lors qu’il s’agit de l’Islandaise. D’elle, chacun se souvient des coups d’éclat «Human Behaviour» (1993), «Violently Happy» (1994) ou «Army of Me» (1995): des tubes malins, directs, joués aux confluence­s des grammaires pop et électro alors à la pointe. Le paysage occupé par les musiques urbaines était en pleine rénovation, dynamisé par la démocratis­ation du beat techno, l’épanouisse­ment

de courants crus ou enfumés (drum’n’bass, trip hop, etc.), le retour du rock à ses fondations (Nirvana) ou la régénérati­on de la pop à force d’hybridatio­ns (Radiohead). EXPÉRIENCE TRAUMATIQU­E

Alchimiste habile, génitrice de synthèses musicales encore inouïes, Björk incarnait jusque dans son corps tous ces mouvements, ravissant pareilleme­nt élite et masse par une voix impétueuse comme on n’en avait pas connu, une grâce étourdissa­nte et des accoutreme­nts délicieuse­ment fantaisist­es. Avec elle, le XXIe siècle naissant tenait sa muse, jurait-on. On se trompait. Alors que depuis la séparation des Sugarcubes en 1992 l’artiste avait successive­ment incarné des visages multiples, se découvrant tour à tour adroitemen­t en ingénue, en inaccessib­le, puis en sujette à hybridatio­ns futuristes, quelque chose dans sa course attachante se brisait, passé sa participat­ion au drame Dancer in the Dark de Lars Von Trier (2000). Observée cette fois en mère martyre, spoliée, annulée, Björk survivait à cette expérience traumatiqu­e – elle s’est récemment déclarée victime de «harcèlemen­t sexuel» durant le tournage – en abolissant le personnage plaisant qu’elle avait durant des années façonné, se dissimulan­t maintenant derrière des projets nébuleux jusqu’à s’effacer tout à fait.

Aujourd’hui, comment aborder cette créatrice devenue secrète, lointaine, impliquée dans des travaux souvent radicaux parfaiteme­nt impénétrab­les pour le plus grand nombre? Une artiste qui, ayant sciemment rompu avec le rang d’héroïne qui lui avait été autrefois accordé, ne s’envisage à présent plus que comme un corps protéiform­e questionné au gré d’exposition­s en réalité virtuelle montrées à Barcelone ou à Sydney. Björk? Un sujet artistique constammen­t remodelé par son auteure au gré d’une démarche comparable à l’étude poursuivie durant un demi-siècle par un certain David Robert Jones sur une créature nommée Bowie. «Je ne me reconnais pas/C’est très intéressan­t», avertissai­t-elle déjà sur l’innocent «Headphones» (1995). Tandis que sort

Utopia, on ignore toujours qui elle est… GESTE VAIN

De ce nouveau disque, on dira d’abord qu’il s’inscrit dans les ambitions esthétique­s qui conduisaie­nt Biophilia (2011) ou Vulnicura (2015), oeuvres-monde, érudites peut-être, obscures assurément, et férocement assommante­s dans leur manie de refuser à l’auditeur toute prise ou direction claire. Et en admettant qu’on parvienne à entrer, puis cheminer dans cet album, qu’on s’affranchis­se de la solennité barbante de «Arisen My Senses», du dénuement affecté de «The Gate», des effets démultipli­és de «Loss», et peut-être qu’on éprouve encore de l’appétit passé les plaintes de «Claimstake­r», c’est sonné qu’on s’arrache finalement à cet ensemble. Agacé aussi.

Car dans ce disque muséal coécrit avec le producteur Arca et investi, çà et là, par un groupe de flûtistes islandaise­s, il nous est proposé d’admirer Björk seule en son monde, glapir ses chansons qui n’en sont pas, vanter ses mélodies sans poutre faîtière, exulter durant des ballades empesées («Saints»). Un geste à la réalisatio­n cinq étoiles, mais vain, qui nous pousse à réécouter Post ou Homogenic, brillantes cathédrale­s pop offertes par une artiste alors capable de traduire une fin de siècle pourrissan­t en souffle, murmures et envolées puissantes. Aveuglé par ses voeux d’avantgarde à tout prix, Utopia n’a pas ce cran. ▅

 ?? (SANTIAGO FELIPE) ??
(SANTIAGO FELIPE)
 ??  ?? Björk, «Utopia» (Embassy Of Music/ Irascible).
Björk, «Utopia» (Embassy Of Music/ Irascible).

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland