BJÖRK DANS SA BULLE
Autrefois créatrice d’une pop malicieuse, la chanteuse islandaise sème son public le moins vaillant d’un disque à l’autre, publiant un nouvel album expérimental et bavard, aux paysages musicaux impénétrables
C’était il y a vingt ans: Björk sortait Homogenic
(1997) et mettait la pop à genoux. Le tube «Hunter» en rotation sur les radios périphériques, le hit «Bachelorette» clipé par Michel Gondry et multidiffusé sur les chaînes musicales; l’Islandaise était couronnée reine, adulée tant par l’underground d’où étaient issus nombre de ses collaborateurs, que par le grand public séduit par son répertoire chic et ses excentricités vocales ou stylistiques. Imprévisible, originale, libre, et d’une intelligence peu constatée dans une industrie où la suffisance domine, la gosse de Reykjavík fascinait. On n’imaginait pas la perdre jusqu’à se découvrir un jour indifférent à ses nouvelles. C’est pourtant le cas alors que paraît Utopia.
Un oeil sur les réseaux sociaux ou les pages de médias généralistes d’ordinaire plus prompts à traiter de l’actualité d’idoles saisonnières que d’artistes furetant aux confins d’expériences formelles: la publication du nouveau disque de Björk Guðmundsdóttir, 52 ans, est à «goûter absolument», lit-on. La formule ne mange pas de pain. En soi, elle ne vaut rien. Toutefois, en creux, son enthousiasme de façade traduit bien l’embarras qui frappe aujourd’hui la critique dès lors qu’il s’agit de l’Islandaise. D’elle, chacun se souvient des coups d’éclat «Human Behaviour» (1993), «Violently Happy» (1994) ou «Army of Me» (1995): des tubes malins, directs, joués aux confluences des grammaires pop et électro alors à la pointe. Le paysage occupé par les musiques urbaines était en pleine rénovation, dynamisé par la démocratisation du beat techno, l’épanouissement
de courants crus ou enfumés (drum’n’bass, trip hop, etc.), le retour du rock à ses fondations (Nirvana) ou la régénération de la pop à force d’hybridations (Radiohead). EXPÉRIENCE TRAUMATIQUE
Alchimiste habile, génitrice de synthèses musicales encore inouïes, Björk incarnait jusque dans son corps tous ces mouvements, ravissant pareillement élite et masse par une voix impétueuse comme on n’en avait pas connu, une grâce étourdissante et des accoutrements délicieusement fantaisistes. Avec elle, le XXIe siècle naissant tenait sa muse, jurait-on. On se trompait. Alors que depuis la séparation des Sugarcubes en 1992 l’artiste avait successivement incarné des visages multiples, se découvrant tour à tour adroitement en ingénue, en inaccessible, puis en sujette à hybridations futuristes, quelque chose dans sa course attachante se brisait, passé sa participation au drame Dancer in the Dark de Lars Von Trier (2000). Observée cette fois en mère martyre, spoliée, annulée, Björk survivait à cette expérience traumatique – elle s’est récemment déclarée victime de «harcèlement sexuel» durant le tournage – en abolissant le personnage plaisant qu’elle avait durant des années façonné, se dissimulant maintenant derrière des projets nébuleux jusqu’à s’effacer tout à fait.
Aujourd’hui, comment aborder cette créatrice devenue secrète, lointaine, impliquée dans des travaux souvent radicaux parfaitement impénétrables pour le plus grand nombre? Une artiste qui, ayant sciemment rompu avec le rang d’héroïne qui lui avait été autrefois accordé, ne s’envisage à présent plus que comme un corps protéiforme questionné au gré d’expositions en réalité virtuelle montrées à Barcelone ou à Sydney. Björk? Un sujet artistique constamment remodelé par son auteure au gré d’une démarche comparable à l’étude poursuivie durant un demi-siècle par un certain David Robert Jones sur une créature nommée Bowie. «Je ne me reconnais pas/C’est très intéressant», avertissait-elle déjà sur l’innocent «Headphones» (1995). Tandis que sort
Utopia, on ignore toujours qui elle est… GESTE VAIN
De ce nouveau disque, on dira d’abord qu’il s’inscrit dans les ambitions esthétiques qui conduisaient Biophilia (2011) ou Vulnicura (2015), oeuvres-monde, érudites peut-être, obscures assurément, et férocement assommantes dans leur manie de refuser à l’auditeur toute prise ou direction claire. Et en admettant qu’on parvienne à entrer, puis cheminer dans cet album, qu’on s’affranchisse de la solennité barbante de «Arisen My Senses», du dénuement affecté de «The Gate», des effets démultipliés de «Loss», et peut-être qu’on éprouve encore de l’appétit passé les plaintes de «Claimstaker», c’est sonné qu’on s’arrache finalement à cet ensemble. Agacé aussi.
Car dans ce disque muséal coécrit avec le producteur Arca et investi, çà et là, par un groupe de flûtistes islandaises, il nous est proposé d’admirer Björk seule en son monde, glapir ses chansons qui n’en sont pas, vanter ses mélodies sans poutre faîtière, exulter durant des ballades empesées («Saints»). Un geste à la réalisation cinq étoiles, mais vain, qui nous pousse à réécouter Post ou Homogenic, brillantes cathédrales pop offertes par une artiste alors capable de traduire une fin de siècle pourrissant en souffle, murmures et envolées puissantes. Aveuglé par ses voeux d’avantgarde à tout prix, Utopia n’a pas ce cran. ▅