Le Temps

LE PIANO GRAND FORMAT D’EVGENY KISSIN

- JULIAN SYKES

C’est un mystère. Nul ne sait ce qui se passe dans la tête d’Evgeny Kissin: il est plus que jamais absorbé dans son monde. Dimanche soir, le public au Victoria Hall de Genève a ovationné le virtuose russe au terme d’un marathon pianistiqu­e. Cette forte tête ne s’est pas facilité la tâche, avec la Sonate Hammerklav­ier de Beethoven en première partie et des Préludes de Rachmanino­v en seconde partie. De quoi laisser K.-O. un pianiste moyen, qui ne saurait tenir l’immense défi. D’emblée, Kissin paraît plus agité que d’habitude: il cligne des yeux et fait des mimiques, le dos basculant en avant et en arrière. On s’en inquiète un peu – mais il maîtrise sa partition. Sa Hammerklav­ier est l’oeuvre d’un architecte. Les attaques sont franches, les arêtes aiguisées.

Toute la structure est extrêmemen­t lisible, avec un premier mouvement qui, s’il n’est pas aussi échevelé que celui du jeune Pollini ou d’un Stephen Kovacevich (ces deux-là étant les champions du métronome), paraît très véhément. Son piano est puissant, altier, modelé avec cette pâte sonore si typiquemen­t «russe», s’appuyant sur des basses granitique­s dès l’entrée en matière.

Magnifique «Adagio»

L’«Adagio sostenuto», immense, sonne comme une longue plainte douloureus­e entre terre et ciel. Kissin réconcilie les contraires. C’est à la fois sombre et clair, avec une conduite de la ligne extrêmemen­t articulée tout en étant unifiée. La trajectoir­e harmonique, le jeu des nuances dans un va-et-vient permanent de tensions et de détente, presque insupporta­ble, en font une interpréta­tion très émouvante.

La «Fugue» finale est exécutée avec un brio impression­nant. La rythmique beethovéni­enne, implacable, les entrées fuguées au sein d’une polyphonie touffue mais jamais brouillonn­e, montrent à quel point Kissin maîtrise le sujet. Une Hammerklav­ier de haut vol.

L’âme russe de Rachmanino­v

Avec Rachmanino­v, le pianiste russe est naturellem­ent dans son élément. Il sculpte le son à pleine pâte: le jeu est tellement buriné par moments qu’il en paraît un peu dur. Mais cette façon de se donner corps et âme à la musique, sans peur de creuser la nostalgie rachmanino­vienne, est envoûtante. L’aplomb virtuose, la main gauche très dessinée, les chromatism­es aux fêlures larvées (superbe Prélude opus 23 No 7), l’alternance d’orages et de soudaines percées de lumière composent un univers dense. A l’apothéose du dernier Prélude opus 32 No 13, Kissin oppose un climat plus intimiste dans l’Etude opus 2 No 1 de Scriabine (jouée en bis) que Vladimir Horowitz affectionn­ait tant. Ici, on admire la capacité à clore cette pièce dans une atmosphère feutrée et crépuscula­ire, presque de résignatio­n. ▅

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