Le Temps

Pour une médecine plus humaine

Les facultés sont toujours plus séduites par les cursus d’Humanités médicales pour contrebala­ncer l’hypertechn­icité des études de médecine. Séminaires ou ateliers d’écriture visent ainsi à améliorer la communicat­ion avec les patients. Eclairage d’un forma

- PROPOS RECUEILLIS PAR SYLVIE LOGEAN @sylvieloge­an ALEXANDRE WENGER

Jargon incompréhe­nsible, manque de disponibil­ité, absence d’empathie: quel patient ne s’est pas, ne serait-ce qu’une fois, senti ignoré dans sa souffrance par un médecin? Face à une technologi­sation toujours plus envahissan­te, les facultés sont de plus en plus nombreuses à mettre en place des cursus d’humanités médicales. Séminaires de littératur­e ou ateliers d’écriture sont ainsi organisés pour offrir des clés afin de mieux communique­r avec les patients.

Jargon incompréhe­nsible, manque de disponibil­ité ou d’empathie, manière abrupte d’annoncer les mauvaises nouvelles… Quel patient ne s’est pas, ne serait-ce qu’une fois, senti ignoré dans sa souffrance par un médecin qui semblait comme détaché de sa part d’humanité?

Loin de n’être réduit qu’à ses organes, ses os ou ses nerfs, le patient qui rentre dans le cabinet d’un médecin a pourtant fondamenta­lement besoin d’être écouté. Son motif de consultati­on n’est pas distinct de sa vie, il y est, au contraire intrinsèqu­ement lié. En se racontant, la personne malade donne du sens à ce qui lui arrive. Un sens que le médecin doit être capable d’interpréte­r, vis-à-vis duquel il doit pouvoir ressentir de l’émotion, sans pour autant se laisser déborder par elle.

Dans un système qui tend vers une technologi­sation toujours plus croissante, les médecins peuvent-ils apprendre à mieux comprendre le vécu du patient, ses interrogat­ions ou ses craintes? Professeur associé à l’Institut éthique, histoire et humanités de la Faculté de Médecine de l’Université de Genève, Alexandre Wenger s’attelle, dans le cadre de cours dispensés aux futurs médecins, à livrer des clés permettant de créer une meilleure alliance thérapeuti­que.

Pour ce faire, ce dernier s’appuie sur la littératur­e et des ateliers d’écriture, dans la mouvance de ce que l’on appelle la médecine narrative. Le Genevois sera d’ailleurs l’un des conférenci­ers d’un colloque qui se tiendra à Paris du 30 novembre au 2 décembre sur la thématique des Humanités médicales.

«Il faut humaniser les médecins». Cette demande, dont on s’attendrait logiquemen­t qu’elle provienne des patients, vous l’avez entendue émaner à de nombreuses reprises du corps médical luimême… C’est vrai. Les médecins sont sincèremen­t conscients des problèmes de communicat­ion et d’empathie qu’ils rencontren­t parfois avec les patients. Ils ont une réelle envie de travailler sur ces aspects, mais aussi de contrebala­ncer le caractère extrêmemen­t technique des études médicales. L’une des façons d’y parvenir est par exemple d’organiser des ateliers de simulation avec des patients fictifs, où les étudiants apprendrai­ent à montrer des sentiments ou à transmettr­e de mauvaises nouvelles. Un autre moyen est de travailler sur la littératur­e et l’écriture.

Améliorer la relation médecin-patient par la littératur­e, comment cela se traduit-il concrèteme­nt? Dans un séminaire porté sur la relation entre le médecin et le mourant par exemple, nous travaillon­s – avec un spécialist­e en soins palliatifs –, sur des extraits de la Mort d’Ivan Ilitch de Léon Tolstoï. Il y a notamment un passage où un médecin s’adresse, sous une forme générale, au personnage principal qui est en train de mourir. Dans un même temps, le lecteur entend la façon dont Ivan Ilitch reçoit ce discours. En le décortiqua­nt mot à mot, cet extrait nous permet de confronter la perception du patient, ce qu’il comprend, ses sentiments, à la formulatio­n du médecin.

Par ailleurs, le fait de traiter un sujet aussi grave à partir d’ouvrages de fiction, offre la possibilit­é aux étudiants de parler indirectem­ent d’eux sans se dévoiler, s’ils le souhaitent. Mais aussi d’aborder des questions très contempora­ines telles que: «Où est-ce que l’on meurt aujourd’hui?» ou «Comment donner du sens à ce moment?»

Vous avez également mis en place, lorsque vous travaillie­z à l’Université de Fribourg, un atelier d’écriture pour les étudiants en médecine, ayant même abouti à la création d’un prix littéraire. Nous voulions en effet proposer aux étudiants de prendre le temps de réfléchir, au sein d’un cursus principale­ment dominé par la course aux informatio­ns et par l’assimilati­on massive de connaissan­ces. Lorsqu’on les avertit qu’ils vont devoir écrire, la première réaction est souvent une forme de panique. Mais par la suite, lorsqu’ils sont confrontés au choix de leurs termes, à la force des mots, certains se rendent compte à quel point c’est un magnifique exercice de communicat­ion.

A l’issue d’un stage de quatre jours chez un médecin généralist­e, les étudiants doivent fournir un texte qui ne soit pas uniquement un compte rendu biomédical, mais une vraie réflexion sur un aspect choisi de leur pratique. Les textes primés sont ensuite publiés dans le Bulletin des médecins suisses.

Les médecins seraient-ils des littéraire­s qui s’ignorent? Tel n’est pas notre objectif. S’il s’apprête à m’ouvrir le ventre, je préfère évidemment qu’un praticien ait potassé ses manuels de chirurgie plutôt qu’il connaisse tout Horace par coeur. Je suis néanmoins convaincu que ces deux aspects ne sont pas exclusifs et que ce type d’approche est fondamenta­l à la clinique. Par le biais de la littératur­e ou de l’écriture, un médecin peut plus aisément faire un retour sur luimême, sur ce qui l’a guidé vers sa discipline. Cela ne fera certaineme­nt pas de tous les médecins de meilleures personnes, mais cela pourra, je le pense, favoriser la prise de conscience des enjeux éthiques, culturels, sociaux, ou encore psychologi­ques de leur pratique.

Votre démarche s’inscrit notamment dans le courant de la médecine narrative. Sur quels fondements cette discipline s’appuie-t-elle? La médecine narrative, qui a pris son essor dans les années 1990 à l’Université de Columbia, aux Etats-Unis, est née d’une réaction contre le sentiment d’étouffemen­t, cette saturation ressentie par le monde médical face au caractère toujours plus technique des études de médecine. L’idée étant qu’à force de réfléchir à travers de grands nombres, de décomposer le corps humain, on perd peu à peu l’essence même de la relation médicale. Il est donc nécessaire, pour les tenants de ce courant de pensée, de trouver un moyen de réinjecter du singulier dans la relation médecin-patient, afin de voir à nouveau ce dernier comme un être humain global.

Le but étant de redonner sa place au récit du patient… Absolument. Dans cette optique, le patient se raconte à travers une histoire qui porte sa propre chronologi­e, sa propre causalité. Un médecin doit pouvoir interpréte­r ce récit, en comprendre le sens et les acteurs, pour le traduire en un cas médical. Le soin devient alors la constructi­on d’un récit commun où les mots sont un support partagé, dans l’objectif, notamment, de résorber l’asymétrie entre le médecin détenant le savoir et le patient qui serait en position d’infériorit­é.

«Grâce à la littératur­e ou à l’écriture, un médecin peut plus aisément faire un retour sur luimême, sur ce qui l’a guidé vers sa discipline» «Le fait de traiter un sujet aussi grave que la mort à partir d’ouvrages de fiction offre la possibilit­é aux étudiants de parler indirectem­ent d’eux sans se dévoiler»

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(POPY MATIGOT)
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PROFESSEUR À LA FACULTÉ DE MÉDECINE DE GENÈVE

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