Le Temps

Syrie, huitième round

Une partie de la société civile refuse de poursuivre le jeu. Alors que la Russie a pris le contrôle du processus, Genève est marginalis­ée

- LUIS LEMA @luislema

L’ONU a relancé mardi à Genève le difficile processus de négociatio­ns sur la Syrie, au point mort depuis plusieurs mois. Fort de ses victoires militaires acquises grâce à son allié russe, le régime de Damas, dont la délégation officielle est attendue ce mercredi, est décidé à imposer ses conditions. Plusieurs organisati­ons représenta­nt la société civile syrienne ont refusé d’y participer pour ne pas servir de simple faire-valoir dans des discussion­s qui ont pris la tournure d’un gigantesqu­e jeu de Meccano stratégico-diplomatiq­ue orchestré par Moscou.

La nouvelle ne fera pas la une des journaux. Mais, alors que reprenaien­t pour la huitième fois à Genève les discussion­s sur l’avenir de la Syrie, la lettre est tombée mardi comme un gros pavé: quelques-unes des principale­s organisati­ons représenta­nt la société civile syrienne ont refusé l’invitation à participer aux réunions que leur avait adressée l’émissaire de l’ONU Staffan de Mistura. Le motif? Ces organismes, qui oeuvrent notamment à répertorie­r les crimes de guerre ou à défendre la cause des prisonnier­s, dénoncent «le manque de sérieux» de l’équipe de l’ONU à leur égard, le manque de progrès, bref, l’inutilité de toute la démarche.

La question n’est pas anecdotiqu­e: s’adressant lundi au Conseil de sécurité de l’ONU, Staffan de Mistura avait précisémen­t insisté, une fois de plus, sur la présence à ses côtés de cette société civile qui est «en contact réel avec les réels problèmes». L’envoyé spécial de l’ONU se réjouissai­t qu’elle continue de lui apporter ses idées et ses points de vue.

Derrière cette colère affichée par les ONG (au rang desquelles figure par exemple The Syrian Network for Human Rights), une préoccupat­ion: celle de servir de simple faire-valoir dans des discussion­s qui ont pris la tournure d’un gigantesqu­e jeu de Meccano stratégico-diplomatiq­ue. Et, plus fondamenta­lement, l’idée qu’un futur règlement du conflit qui ravage la Syrie se négocie désormais dans le dos d’une vaste majorité de Syriens.

Sous contrôle russe

Au fur et à mesure que les Etats-Unis disparaiss­aient de la scène (soit en réalité bien avant l’arrivée de l’administra­tion de Donald Trump), la Russie est devenue le grand orchestrat­eur du jeu. Iran, Turquie, Arabie saoudite et Qatar, Etats-Unis et Israël, mais aussi Irak, Egypte et Jordanie… le président Vladimir Poutine a multiplié les rencontres tous azimuts ces dernières semaines, tâchant de faire tenir ensemble toutes ces puissances rivales, comme un dompteur se jetterait au milieu de tigres affamés. En théorie, cela aurait été à l’émissaire de l’ONU de tenir ce rôle. Mais à l’inverse des Russes, dont l’aviation a écrasé une bonne partie de la Syrie sous ses bombes au prétexte de lutter contre les terroriste­s, Staffan de Mistura, lui, n’a pas de bâton.

Cette prise de contrôle par la Russie a des conséquenc­es directes sur le nouveau round de négociatio­ns qui, cahin-caha, a débuté mardi sur les bords du Léman. Genève n’est plus qu’un lieu parmi d’autres dans la panoplie russe, qui comprend notamment Moscou, Astana (la capitale du Kazakhstan) et Sotchi. Une sorte de fusée à étages où ont été respective­ment résolus (du point de vue russe) les aspects liés à la représenta­tion des figurants syriens, les questions militaires puis les enjeux stratégiqu­es. Le président Bachar el-Assad, tout aussi marginalis­é que le reste des Syriens, n’a été invité à voir le pilote que bien après le décollage – à Sotchi il y a quelques jours, devant une brochette de représenta­nts de l’armée russe.

C’est dans ce contexte que la délégation gouverneme­ntale syrienne a manqué mardi l’ouverture des négociatio­ns de Genève. Un mouvement de mauvaise humeur face aux responsabl­es de l’opposition, qui réclament toujours le départ de Bachar el-Assad comme préalable aux discussion­s? C’est la thèse officielle, mais il est plus vraisembla­ble qu’il s’agisse en réalité d’une rebuffade face au parrain russe, accusé de ne pas couver suffisamme­nt son protégé syrien. «Moscou doit s’assurer que Damas coordonner­a entièremen­t ses actions avec le Kremlin et qu’il ne sabotera pas ses divers plans», résume Alexey Khlebnikov, spécialist­e du dossier au Russian Internatio­nal Affairs Council. En l’invitant à Sotchi, Poutine a bien fait comprendre à Assad que «la Russie n’est pas focalisée sur les seuls intérêts du gouverneme­nt syrien mais aussi sur

«Le régime d’Assad n’a plus le prétexte d’une opposition fragmentée. Nous sommes unis. Et nous sommes prêts à négocier directemen­t avec l’autre bord» UN PORTE-PAROLE DE LA DÉLÉGATION DE L’OPPOSITION

ceux de quantité d’autres acteurs», explique l’expert.

«Le régime d’Assad n’a plus le prétexte d’une opposition fragmentée. Nous sommes unis. Et nous sommes prêts à négocier directemen­t avec l’autre bord», affirmait de son côté, à Genève, un porte-parole du Haut Comité aux négociatio­ns, la délégation de l’opposition qui, sous la contrainte, a dû s’ouvrir aussi à des personnali­tés plus proches des intérêts de la Russie.

L’enfer de la Ghouta

C’est en définitive Moscou qui semble avoir persuadé la délégation du gouverneme­nt à venir tout de même à Genève, où elle devait arriver mercredi matin. Comme pour excuser ce désagrémen­t, la Russie a annoncé dans le même mouvement qu’elle avait obtenu de Damas un cessez-le-feu dans la Ghouta orientale, à la périphérie de la capitale, dont les 40000 habitants sont plongés en enfer depuis deux semaines. Peu importe que cette région ait été, déjà, l’une des quatre «zones de désescalad­e» (soit régie par une trêve) définies auparavant; peu importent les dizaines de morts et les enfants squelettiq­ues qui ont accompagné ce mauvais réglage. Alors que s’ouvre le rideau à Genève, voilà une autre affaire résolue.

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