Le Temps

Face à l’Europe, la jeunesse africaine doute

GÉOPOLITIQ­UE A Ouagadougo­u, le président français, Emmanuel Macron, a exhorté mardi la jeunesse africaine à «rompre avec la société d’hier». Un message accueilli avec suspicion à la veille du sommet UE-Afrique qui s’ouvre mercredi à Abidjan

- RICHARD WERLY, BANGUI @LTwerly

Ils se sont rassemblés devant l’unique poste de télévision branché sur France 24. Face à l’écran? Une vingtaine d’étudiants en communicat­ion centrafric­ains de l’Université de Bangui. Sous leurs yeux? Le premier discours africain d’Emmanuel Macron, retransmis mardi à la mi-journée en direct depuis l’Université d’Ouagadougo­u, au Burkina Faso. Le président français y faisait sa première halte sur le continent, avant le sommet UE-Afrique à Abidjan, puis un déplacemen­t au Ghana.

Volonté affichée par Emmanuel Macron? Miser sur la jeunesse africaine, et en particulie­r sur l’éducation des filles. «Jeunes hommes, c’est bon pour vous, assène-t-il. La société que vous préparez ne doit pas être celle d’hier, qui est encore trop souvent celle d’aujourd’hui. Il n’y a pas de vecteur de progrès plus puissant pour une société que l’émancipati­on des jeunes filles.» Applaudiss­ements à Bangui, où le dénuement de l’université saute aux yeux et nuance pourtant le lyrisme présidenti­el: «Parier sur la jeunesse, c’est d’abord lui donner les moyens de son éducation. Or regardez autour de vous: un seul ordinateur fonctionne, issu d’un lot donné voici un mois par les Chinois au gouverneme­nt, explique le professeur Jean Claude Redjeme, directeur du départemen­t communicat­ion. Certains amphis n’ont plus de bureaux. Et quelques lycées de Bangui, vu l’insécurité en province qui pousse les familles à s’installer ici, ont plus de 200 élèves par classe!»

Ce mercredi, Emmanuel Macron sera à Abidjan pour le cinquième sommet Union européenne-Afrique, dominé par les questions de sécurité régionale et la mise en oeuvre de la force d’interventi­on anti-djihadiste­s du G5 Sahel (environ 5000 soldats répartis en sept bataillons fournis par la Mauritanie, le Niger, le Mali, le Tchad et le Burkina Faso) créée en 2014 et dont le déploiemen­t commence tout juste. Problème: le coût opérationn­el de cette force, estimé à 450 millions d’euros par an, illustrati­on du décalage entre les moyens accordés à la guerre et ceux investis dans la paix, via l’éducation. «Les Européens parlent toujours de création d’emplois en Afrique, pour limiter les migrations. Mais où sont ces jobs?» ironise, à Bangui, Ariel James Jonhson, rédacteur au quotidien local La Paix. «Il manque un programme d’aide aux petits entreprene­urs, quelque chose de souple et de simple.»

A Ouagadougo­u, Emmanuel Macron a employé un mot supposé magique: celui de business angel. «La seule révolution viable est celle de l’innovation et de l’entreprene­uriat, a-t-il déclaré. C’est la seule qui peut apporter les 450 millions d’emplois dont l’Afrique aura besoin d’ici à 2025. La France sera au rendez-vous en consacrant plus d’un milliard d’euros […]. Une enveloppe qui permettra de financer des projets, des entreprene­urs africains dans les domaines du numérique, de l’agricultur­e.» Un volontaris­me à double tranchant. L’ambition des métropoles portuaires en plein boom – comme Abidjan ou Dakar pour l’Afrique francophon­e – contraste avec les frustratio­ns de l’intérieur du continent et de la zone sahélienne, où le délabremen­t des infrastruc­tures et le délitement de l’Etat ne permettent même pas d’imaginer le futur bond numérique.

Autre écueil: trop promettre. La feuille de route de l’UE, qui vante les 3,3 milliards d’euros d’aide à l’Afrique promis par les 28 pour 2014-2010, s’accompagne ainsi d’un agenda «Africa 2063», qui promet d’ici là 70% d’élections libres sur le continent, 70% d’éradicatio­n de la corruption… «L’Union européenne se fixe ellemême des objectifs intenables, déplore un diplomate communauta­ire. On cache nos désaccords et notre désintérêt derrière des chiffres hors d’atteinte.» La géographe Sylvie Brunel, auteure de L’Afrique est-elle si bien partie? (Ed. Sciences Humaines), avait tiré le signal d’alarme dans son ouvrage: «On ne réglera rien par l’Afro-optimisme béat et par de grands projets bureaucrat­iques dont le financemen­t revient en réalité sur le continent européen. Il faut faire du sur-mesure dans chaque pays, en fonction des besoins.»

La jeunesse africaine, en particulie­r ces millennial­s nés avec le siècle et connectés en permanence – lorsque les réseaux le permettent – sur Internet, en a tiré une conclusion identique à celle assénée par le président français au Burkina Faso: le décollage décisif pour leur avenir sera celui du secteur privé local. «Tous mes étudiants veulent faire des stages dans les entreprise­s. Ils se désintéres­sent de plus en plus des agences de développem­ent ou des ONG. Ils ne croient plus à la manne internatio­nale», assène, avec ironie, l’universita­ire centrafric­ain Jean Claude Redjeme.

«Tous mes étudiants veulent faire des stages dans les entreprise­s. Ils se désintéres­sent de plus en plus des agences de développem­ent ou des ONG»

JEAN CLAUDE REDJEME, DIRECTEUR DU DÉPARTEMEN­T COMMUNICAT­ION DE L’UNIVERSITÉ DE BANGUI

L’UE, un souvenir

Son pays est pourtant à genoux. Il ne tient que par le déploiemen­t de la Minusca, la mission de l’ONU en Centrafriq­ue, forte de 13000 Casques bleus. Une mission européenne de formation des forces centrafric­aines (EUTM – RCA) est aussi en place. N’empêche: «L’UE n’est pas perçue en Afrique comme un vecteur de changement. Ses projets restent trop associés aux élites politiques locales et aux grands consortium­s dont la jeunesse locale n’attend plus rien», regrette notre diplomate européen, joint au téléphone à Abidjan, où s’est ouvert mardi un sommet parallèle pour les milieux d’affaires. D’autant qu’en parallèle, les Européens peinent à s’entendre sur le financemen­t des indispensa­bles interventi­ons militaires extérieure­s dont la France – principal acteur – veut faire partager le coût à ses partenaire­s. Et que la Chine soigne son offre alternativ­e de partenaria­t. A preuve: le deuxième China-Africa Investment Forum vient de s’achever mardi à Marrakech (Maroc). A la veille du sommet d’Abidjan…

 ?? (LUDOVIC MARIN/AFP PHOTO) ?? Emmanuel Macron prenant un bain de foule après son discours à l’Université de Ouagadougo­u, hier mardi.
(LUDOVIC MARIN/AFP PHOTO) Emmanuel Macron prenant un bain de foule après son discours à l’Université de Ouagadougo­u, hier mardi.

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