Le Temps

Les cloches de Chaussy

- JOËLLE KUNTZ

Lundi 20 novembre, 18 heures. Mon ordinateur portable ne se recharge plus. Je suis en France, loin de toute possibilit­é de réparation. Je ne pourrai pas livrer ma prose hebdomadai­re. Il ne me reste plus qu’à aller me promener. Le village le plus proche s’appelle Chaussy, dans le Vexin français, à une soixantain­e de kilomètres de Paris. Un bar-épicerie est ouvert, seule lumière visible à la ronde. Il est pareil à ceux de mon enfance, en FrancheCom­té profonde, deux ampoules au plafond, des chaises bancales, quatre femmes attablées partageant bruyamment leurs soucis, un homme esseulé, affable mais ne donnant pas envie de lui mettre la main aux fesses.

Je dis ça parce que ma chronique manquée de la semaine passée traitait de toutes ces mains d’hommes sur les fesses des femmes et de l’étrange absence de réciprocit­é. Je tourne le sujet dans ma tête depuis des jours. Pourquoi, par exemple, n’ai-je pas plaqué mes mains sur la braguette de mon ancien rédacteur en chef à Paris en réponse aux siennes, qu’il avait étalées sur mes seins, au beau milieu de la rédaction, juste pour rire? On aurait ri bien davantage si l’idée m’était venue. Hélas elle est restée coincée quelque part entre l’inné et l’acquis de mon cerveau. Ferais-je mieux aujourd’hui?

Je commande un vin blanc. La vieille dame à queue-de-cheval derrière le bar me demande: «Tu le veux sec ou doux?» Je dis sec. L’homme affable lève son verre avec moi. Je suis consentant­e. A 19 heures, les cloches de l’église sonnent un angélus tintamarre­sque, le salut à Marie, jamais touchée.

Vendredi 24 novembre, 11h30. Je visite le Musée de la chasse et de la nature, rue des Archives à Paris. La plasticien­ne Sophie Calle a été invitée à mettre son grain de sel dans les collection­s d’animaux naturalisé­s, d’armes à feu et de trophées de chasse. Elle s’immisce dans les tiroirs et les vitrines, subreptice­ment. Elle raconte des histoires. Celle, tendre, de la mort de son chat, le dénommé Souris, exposée entre la salle «chiens» et la salle «loups». Celle du poissonnie­r, consulté sur la foi d’une affiche le promouvant en distribute­ur d’idées. En panne d’inspiratio­n depuis la mort de son père, son moteur et son juge, l’artiste demande au poissonnie­r de lui vendre une idée. Il n’en a pas, l’art contempora­in n’est pas son truc. Il dit quand même: «Essayez le saumon.» Et voilà une tapisserie de peaux de saumons. Qu’en dirait Bob, le papa?

Avec la céramiste Serena Carone, sa complice, Sophie Calle réenchante le musée. Elle attache des grelots de perles aux ailes des chauves-souris. Elle fait parler les têtes de sangliers. Elle habille de dentelle rouge un cerf en cavale. Elle croit savoir que c’est à l’hôtel Bristol que sa mère a perdu sa virginité. Elle encadre les petites annonces du Chasseur français: homme d’âge moyen, moyennemen­t fortuné, cherche femme si possible jolie, intelligen­te de préférence. Dans le monde du Chasseur français, on demande poliment aux dames l’autorisati­on de leur mettre la main. Et si entente, on va au Bristol.

Dimanche 26 novembre, 15 heures. Je lis, sous l’entrée «Mâles/femelles» de l’Encyclopéd­ie critique du genre, que même pour les féministes qui ont fait du chemin sur la déconstruc­tion du sens commun, la catégorie «mâle» et «femelle» reste intouchée, voire intouchabl­e. C’est pour elles, leur reproche l’auteure de l’article, «le dernier bastion du réel». Les procureurs et procuratri­ces de l’Encyclopéd­ie tenant le réel pour la manifestat­ion pénible de l’ordre établi, il leur paraît urgent d’en établir un autre. On peut tout faire avec les idées, il suffit d’en avoir.

Dimanche 26 novembre, 15h15. Je m’endors sur l’Encyclopéd­ie. Au lointain de la mémoire j’entends les cloches de Chaussy. Il ne me vient pas de formule, même en rêve, qui traduirait convenable­ment en écriture inclusive «Aime ton prochain comme toimême».

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