Les actionnaires d’Altice se révoltent
Une plainte pénale vient d’être déposée contre la société de Patrick Drahi, qui vit à Genève. L’homme d’affaires paie le prix de sa stratégie financière agressive. Après un mois de curée boursière, certains actionnaires perdent patience
Le miracle Patrick Drahi tourne au cauchemar. La mécanique qui avait fait son succès, un usage agressif de la dette pour racheter des opérateurs télécoms et leur appliquer de violentes mesures d'économies, semble brisée. L'action de son groupe Altice, basé à Genève et coté à Amsterdam, s'est effondrée le 2 novembre et rien ne semble plus pouvoir stopper la chute. Le titre a perdu 60% de sa valeur en un mois.
Développement inimaginable il y a quelques semaines encore: des actionnaires atterrés par la dégringolade du titre se retournent en justice contre Altice. Le 22 novembre, l'avocat parisien Frédérik-Karel Canoy a porté plainte pénale pour «diffusion d'informations trompeuses» et «présentation de faux bilan». Interrogé par Le Temps, l'avocat dit représenter plus d'une centaine d'actionnaires d'Altice en France, aux Pays-Bas et en Suisse. A l'en croire, de nouveaux plaignants se présenteraient désormais chaque jour.
«Patrick Drahi continue de dire que tout va bien et qu'il dort tranquille, dénonce Frédérik-Karel Canoy. Ce n'est pas le cas de mes clients qui ont perdu les trois quarts de leur investissement.» En réponse, Altice dénonce une «manipulation» et une «tentative de déstabilisation médiatique».
Au coeur de toutes les inquiétudes: la dette éléphantesque du groupe, 51 milliards d'euros. Elle n'effrayait personne par beau temps, mais rend la partie très délicate sur verglas boursier. Car, quand le pachyderme Altice éternue, c'est une haute pile de vaisselle obligataire qui tremble. Standard & Poor's a placé la dette du groupe sous «surveillance négative», le jeudi 23 novembre. L'agence n'a pas baissé sa note mais, dans les faits, tout nouveau recours d'Altice à la dette est désormais exclu.
La direction répète en boucle que l'endettement du groupe est parfaitement maîtrisé. Ces dix-huit derniers mois, Altice a renégocié la plus grande partie de sa dette – 36 milliards sur 51 – à des taux relativement bas (coût moyen de 5,8%). Le groupe n'a pas de remboursement important avant 2022. Mais rien n'y fait, l'action continue de plonger. Après avoir dépassé 30 milliards d'euros de capitalisation boursière en juin dernier, Altice ne vaut désormais plus que 8,5 petits milliards.
Etat de grâce terminé
Il n'y a pas si longtemps, les investisseurs finançaient les yeux fermés sa succession d'acquisitions faramineuses. En 2014, il avait mis la main sur l'opérateur SFR pour 17 milliards d'euros, somme entièrement empruntée. Il s'agissait alors de la plus grande émission de dette spéculative depuis la faillite de Lehman Brothers en 2008. Et ce n'était qu'un début. Quelques mois plus tard, Patrick Drahi rachetait coup sur coup Portugal Telecom et deux opérateurs aux Etats-Unis pour près de 30 milliards d'euros en tout.
Aujourd'hui, «le marché ne croit plus aux promesses», explique Thomas Coudry, analyste chez Bryan, Garnier & Co. Le même Patrick Drahi qui semblait marcher sur l'eau il y a encore un an ne convainc plus.
Le 3 novembre, Altice a présenté des résultats décevants, principalement causés par une hémorragie persistante de clients chez SFR. Ces chiffres ont provoqué une première curée boursière. Une semaine plus tard, Altice annonçait le départ du président-directeur général de SFR, Michel Combes, et la reprise en main de la direction de la holding par Patrick Drahi en personne. Résultat? Une nouvelle dégringolade du titre. Une semaine s'écoule encore avant que le magnat ne quitte son chalet de Zermatt pour rejoindre Barcelone, où il convoque les investisseurs et analystes.
Fait rare, Patrick Drahi en vient alors à s'excuser. Pas auprès de ses banquiers ou de ses actionnaires, non, mais auprès des clients de SFR. L'attention de la direction était trop portée sur la «convergence entre contenus et canaux de diffusion», le mantra d'Altice répété lors de toutes les présentations stratégiques mais qui peine pour l'heure à faire augmenter les revenus. «On vend mal nos produits et on ne s'occupe pas assez bien de nos clients», reconnaît alors Patrick Drahi, peu connu pour son sens de l'autocritique. Ses dernières excuses remontent à 2007 après le rachat de l'opérateur Noos-Numericable, qui croulait alors sous les résiliations de clients excédés par les «hot-lines» injoignables. L'histoire semble se répéter.
SFR a perdu plus de 1,5 million d'abonnés mobiles depuis son rachat par Altice fin 2014. Les forums du site officiel de l'opérateur affichent des pages sans fin de griefs en tout genre, qui débordent sur les réseaux sociaux. Ce ras-le-bol est à mettre en relation avec les mesures d'économies drastiques imposées par Altice: le groupe s'est fixé comme objectif de supprimer 5000 postes en 2017, ce qui ferait passer les effectifs de SFR de 14300 salariés lors du rachat à 9000. Selon UFCQue Choisir, SFR représenterait 44% des litiges portés devant l'association, alors qu'il ne représente que 20% du marché. Une autre enquête montre que le taux de satisfaction des clients sur le mobile, à 77%, est désormais le plus faible taux tous opérateurs confondus. «Le modèle d'un service premium avec des coûts low cost que Patrick Drahi cherche à mettre en place a ses limites», estime Stéphane Dubreuil, spécialiste des télécoms et président de la société de conseil Stallych Consulting.
Problème dans l’opérationnel
Le «modèle Drahi» ne consiste pas seulement à réduire les coûts. Dans le cas de SFR, le plan visait en parallèle à augmenter les tarifs. L'opérateur a profité du creux de l'été pour procéder à des hausses de 3 à 5 euros mensuels pour certaines de ses offres, en les justifiant par l'accès à de nouveaux contenus comme des chaînes sportives ou de divertissement. «Le problème d'Altice ne vient ni de sa dette ni des banques, mais des clients, résume Stéphane Dubreuil. C'est de l'opérationnel pur. Patrick Drahi a fragilisé sa base de 15 millions d'abonnés chez SFR en voulant leur prendre 5 euros.»
En décembre 2016, Le Temps avait révélé que les filiales d'Altice devraient désormais verser quelque 500 millions d'euros par an pour rémunérer les services du siège genevois, où sont centralisées les fonctions dirigeantes du groupe. L'agressivité financière d'Altice, très exigeante pour les filiales, plaisait aux actionnaires lorsque le titre grimpait. Ils toléraient volontiers le goût de Patrick Drahi et de ses proches pour l'immobilier de grand luxe à Cologny, ou pour son yacht de 47 mètres. Mais après la chute de l'action ces derniers jours, les couteaux sont tirés, comme le prouve le dépôt récent de plaintes en justice.
Ces actionnaires inquiets redoutent que le phénomène Drahi ne se transforme en un nouveau Jean-Marie Messier moderne, du nom de l'ancien dirigeant de Vivendi qui avait lancé le groupe dans une série d'acquisitions coûteuses en 2000 avant que le titre ne s'effondre en 2002. «Pour moi, c'est bis repetita», résume Frédérik-Karel Canoy. «JMM» avait été condamné en 2004 à 1 million d'euros d'amende pour avoir «délibérément diffusé des informations inexactes et abusivement optimistes».
Quoi qu'il en soit, Altice n'est pas sorti du tunnel et les prochains jours s'annoncent aussi difficiles que les précédents. Les deux grands concurrents de SFR, Bouygues et Free, s'apprêtent à publier leurs résultats. Ceux-ci s'annoncent bons pour le premier et excellent pour le second. «La comparaison avec SFR sera catastrophique, prédit Stéphane Dubreuil. Cela risque de créer un effet massue juste avant les Fêtes, qui est la période la plus importante en termes de ventes pour les opérateurs.»
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«On vend mal nos produits et on ne s’occupe pas assez bien de nos clients» PATRICK DRAHI