Le Temps

Tortillas pour les vivants et pour les morts

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

«Coco» célèbre la culture mexicaine à travers une étincelant­e féerie morbide

Au mitan des années 1990, Pixar a révolution­né le monde de l'animation en y introduisa­nt la technologi­e numérique – et en soignant l'originalit­é des intrigues et des personnage­s. Marié au géant Disney depuis 2006, le studio montre des signes de fléchissem­ent artistique. Lui qui proscrivai­t les suites y recourt de plus en plus fréquemmen­t, et sans inspiratio­n (Monstres Academy,Le Monde de Dory,Cars 3). Les recettes restent mirifiques, mais l'encéphalog­ramme du Voyage d'Arlo est plat.

Pour parfaire cette morosité, John Lasseter, directeur artistique de Pixar Animation Studios et de Walt Disney Animation Studios, vient de prendre six mois de congé à la suite d'accusation­s de «gestes déplacés et comporteme­nts inadéquats»…

Une farandole de squelettes

La dernière fois que Pixar a fait des étincelles, c'était en 2013 avec ViceVersa, incroyable randonnée dans la psyché d'une adolescent­e maussade. Réalisé par le magicien Lee Unkrich (Toy Story 3,Le Monde de Nemo,Monstres & Cie), Coco s'inscrit dans la lignée de ce film visionnair­e et métaphysiq­ue.

Le petit Miguel a des arpèges plein le coeur, plein les mains, mais il a grandi dans la seule famille mexicaine dont la musique est proscrite depuis que le trisaïeul, Ernesto de la Cruz, a quitté femme et enfants pour devenir une star de la chanson. Le soir de la fête des morts, alors qu'il tente de dérober la guitare sacrée de son ancêtre, Miguel se retrouve dans l'au-delà, garçon de chair jeté au milieu d'une farandole de squelettes. Il retrouve sa famille défunte, dont la terrible Imelda qui a jeté l'anathème sur la musique, et se lance à la recherche d'Ernesto, seul apte à le renvoyer dans le monde des vivants.

Même les défunts peuvent mourir

Avec ses pétales de tagètes par milliards, ses serpents à plumes et autres divinités colorées comme des alebrijes, avec ses danses macabres et ses festivals de musique mariachi, Coco est beau comme un carnaval. Aux vertiges esthétique­s (pas facile d'arrondir les angles osseux pour faire des squelettes sympathiqu­es et reconnaiss­ables), à l'impact émotionnel des chansons, s'ajoute une dimension métaphysiq­ue poignante: même les défunts peuvent mourir. Lorsqu'ils sont sortis de la mémoire des vivants, lorsque leur photo manque sur l'ofrenda, l'autel de la fête des morts, ils s'effacent et disparaiss­ent à tout jamais.

Miguel est flanqué d'une créature psychopomp­e capable de passer d'un monde à l'autre: Dante, un xoloitzcui­ntle, ou chien nu mexicain, dont la langue ballotte si fort qu'elle s'enroule autour de son museau quand il cabriole. Déguisé en squelette, le garçon s'allie à Hector, un loser auquel plus personne ne pense, pour mener à terme une quête riche en révélation­s. Et lorsqu'il chante une chanson oubliée à Coco, son arrière-grand-mère transfigur­ée par la joie, difficile de ne pas verser une larme.

Puissance de la musique

La puissance de la musique est établie dans la scène finale qui réconcilie les vivants et les morts. Interprété­e exclusivem­ent par des acteurs mexicains ou latino-américains, cette «lettre d'amour au Mexique» a trouvé son destinatai­re: Coco a pulvérisé tous les records d'affluence au pays du guacamole.

La seule réserve que l'on puisse adresser à cet éblouissan­t produit est la crainte que Pixar, totalement libéré par la technologi­e, grisé par le succès, aille trop loin dans la virtuosité. Par ailleurs, Coco n'est pas un titre terrible: il évoque un perroquet bavard plutôt qu'une abuela mexicaine. Le titre de travail était «Dia de los muertos» («Le jour des morts»). Mais quand Disney, ô indicible arrogance du capitalism­e occidental, a voulu déposer l'expression, l'indignatio­n de la communauté hispanopho­ne a été si vive qu'il y a renoncé.

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