«La loi cosmique, c’est Dieu»
Le compositeur et chef d’orchestre hongrois vient diriger deux concerts à la tête de l’OSR, avec la création suisse de son oeuvre «Multiversum». Rencontre
Les chefs compositeurs ne sont pas légion. Après la disparition de Pierre Boulez, Peter Eötvös occupe, à 73 ans, le sommet d’une pyramide étroite. Le compositeur-chef, comme il se définit lui-même dans la priorité de ses activités, est de passage pour deux concerts à Genève.
Il ouvrira ce soir et demain le programme de l’OSR avec trois compositeurs modernes: Debussy, Stravinski et Bartók, le «père» musical dont il partageait la vénération avec ses compatriotes Ligeti et Kurtág.
Multiversum, pour orgue, orgue Hammond et orchestre, occupera la deuxième partie de la soirée. L’oeuvre, co-commandée par neuf institutions qui le mènent en «tournée», a été créée à l’ElbPhilharmonie de Hambourg le 10 octobre. Le Concertgebouw d’Amsterdam, la Kölner Philharmonie, le Bozar de Bruxelles, le Müpa de Budapest, l’OSR, la Philharmonie de Paris et le Philharmonique de Séoul reprennent la partition en première audition. Un début de vie particulièrement riche.
Comment avez-vous conçu cette pièce? L’histoire remonte à 1961, lorsque Iouri Gagarine s’envola dans l’espace. Ma fascination pour le cosmos est née là. Depuis, je suis devenu fanatique de ce qui s’y passe, non comme scientifique mais avec ma naïveté de compositeur concerné par les règles mathématiques du son.
Comment avez-vous fait le lien entre le ciel et les notes? L’univers représente pour moi une notion vertigineuse, avec ses lois qui régissent les galaxies jusqu’aux confins de l’imaginable. Ces rapports d’équilibre de la création se retrouvent dans la musique avec ses correspondances harmoniques. J’ai eu envie de transposer l’ordre cosmique en phénomène musical. Un peu comme un big bang qui concentre les énergies et particules en gravitation et les libère dans une grande vibration. A la manière d’une «expansion», nom du premier mouvement. Tout cela, bien sûr, sur un socle fondamental de tonalités, car tout part de là et de leur mise en résonance.
Les titres de l’oeuvre et des mouvements indiquent la voie? Il ne s’agit pas d’une volonté d’illustration, de surtitrage ou d’explication. Plutôt l’expression d’un sentiment. La théorie de la multiplicité des galaxies dans l’Univers implique que d’autres mondes similaires au nôtre peuvent exister, puisque les mêmes règles se retrouvent partout. C’est une réflexion abyssale, que j’ai traduite en trois sections différentes.
Une forme de vision métaphysique? Certains voient le Divin dans l’organisation de l’Univers. Pour moi l’ordonnancement du Cosmos, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, ne tient pas à un Dieu. La loi cosmique, c’est Dieu.
Vous avez dédié «Multiversum» à Pierre Boulez… J’ai commencé à le composer au moment où il est mort. Pierre était une personnalité très forte, qui a beaucoup compté pour moi. Une autorité à laquelle il était difficile d’échapper. Il fallait être philosophe comme lui, et bien connaître son fonctionnement, pour pouvoir lui résister ou lui dire non. Mais c’était un être exceptionnel.
Que vous a-t-il laissé? Après qu’il m’a fait venir en 1978 à l’Ensemble Intercontemporain, que j’ai dirigé durant douze ans, je n’ai plus composé de la même façon. L’expérience de la direction a fondamentalement transformé et approfondi mon écriture. Je sais mieux ce qui convient ou pas à un orchestre. Nous sommes restés très proches jusqu’à sa mort. Dans Multiversum, j’ai utilisé un instrument qu’il aimait beaucoup: les petites cymbales antiques. Leur son cristallin revient en coda à trois reprises, à la fin de chaque mouvement. Comme un hommage. C’est d’ailleurs sur ce tintement que se termine l’oeuvre. Comme une étoile…
Pourquoi avoir choisi l’orgue et le Hammond comme instruments solistes? A l’origine, ce devait être une oeuvre pour orchestre seul. Un des commanditaires, Cologne, m’a demandé si je pouvais ajouter de l’orgue pour un organiste qu’ils jugeaient exceptionnel, et parce qu’ils pensaient que l’instrument pouvait correspondre à la dimension sidérale que je souhaitais. J’ai accepté, puis j’ai trouvé que le fonctionnement en registres superposés limitait l’étendue que je désirais. Je leur ai donc proposé d’y ajouter un Hammond que j’utilisais lors de mes accompagnements de films dans ma jeunesse. L’instrument évolue de façon contraire, en glissements souples. Puis j’ai complété avec l’utilisation de l’électronique qui diffuse le son tout autour du public et l’englobe.
L’ingénieur du son est donc le troisième soliste… Oui, essentiel. Je porte une attention très particulière à la propagation sonore, qui doit aller vers le public pour le toucher, le concerner. Cela me vient de la scène, du théâtre et du cinéma pour lesquels j’ai beaucoup travaillé. C’est une des particularités de mon travail.
Depuis les années 60, la musique contemporaine s’est coupée du public et semble aujourd’hui s’«orthodoxiser». Comment voyez-vous son évolution? John Cage a montré la voie en brisant la tradition. Sa musique n’est pas essentielle, pour moi, mais sa réflexion, oui. Elle a permis l’explosion des codes. Je viens de la filiation de Kodály et d’une formation académique. Avec Kurtág et Ligeti nous nous appuyions sur la pensée bartókienne, issue d’une culture et d’un terroir. Stockhausen a exploré de nouvelles issues, pour créer autre chose, un futur neuf. Aujourd’hui c’est le sens inverse. Ce qui me semble dommage. La transmission de la musique contemporaine vous tient à coeur. Quel avenir voyez-vous pour les jeunes compositeurs? J’ai créé une fondation il y a vingt ans pour aider les jeunes générations de chefs et de compositeurs à tendre des liens entre eux. Ils viennent chez moi discuter, jouer et diriger leurs oeuvres. Ma méthode est simple: mettre le doigt là où leur potentiel est fort. La mode est aux jeunes chefs et aux femmes. C’est une bonne chose. Leur avenir dépend aussi de leur talent.
Vous en êtes une sorte de hautparleur? C’est ça. Mais il faut le don. On a ou pas du charisme pour entrer en contact avec les musiciens et en sortir le meilleur. Pour les compositeurs, il faut une personnalité intéressante et capable de transmettre ses idées, de les faire rayonner de façon professionnelle. J’essaye de révéler les possibilités positives de chacun.
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«John Cage a montré la voie en brisant la tradition. Sa musique n’est pas essentielle, pour moi, mais sa réflexion, oui»
Victoria Hall les 20 et 30 novembre à 20h avec Iveta Apkalna (orgue), Laszlo Fassang (Hammond) et Paul Jeukendrup (son). Rens. 022 807 00 00, www.osr.ch