Tchekhov, maître de la télé-réalité
Nouvelle star de la scène internationale, l’Australien Simon Stone récrit «Les Trois Soeurs» et détourne avec maestria les codes des confessions télévisuelles. Cette saga électrise et divise à Paris
Anton Tchekhov (1860-1904) est un fumeur de pétard. Et un amateur de barbecue. Il peut être grossier, bombarder de gros mots ses congénères. Ça n’empêche pas les effusions, au contraire. Au Théâtre de l’Odéon à Paris, Anton est notre contemporain, le voisin du palier d’en face qui a tout compris. C’est ainsi que Simon Stone, ce jeune metteur en scène australien que l’Europe se dispute, le ressuscite dans une version personnelle des Trois Soeurs, cette élégie familiale écrite à l’aube du XXe siècle, dans une Russie chamboulée par l’impatience du changement.
Simon Stone. Notez bien ce nom. Il n’est peut-être pas aussi grand que certains l’annoncent. Mais à 33 ans, cet artiste né à Bâle est le brillant représentant d’une génération qui pirate avec talent l’esthétique de la série télé et de la télé-réalité. A l’Odéon, l’autre soir, une élégante qui connaît ses classiques a fui à l’entracte cette «profanation» des Trois Soeurs – on ne l’a pas interrogée, mais on a senti son courroux. Des étudiants ont profité de cet intermède pour quitter le poulailler – la salle était bondée – et occuper les places libérées au parterre. A la fin, ils ont ovationné Céline Sallette, Amira Casar, Eloïse Mignon, comédiennes électriques – comme leurs camarades – qui prêtent leur feu juvénile aux héroïnes de Tchekhov.
L’ère des attrape-coeurs
Clivage générationnel? Peut-être. Certitude: ce théâtre parle à notre jeunesse – quel que soit l’âge du spectateur. Mais quel est le trafic temporel de Simon Stone? Comme il l’a déjà fait avec Maison de poupée d’Ibsen, il a récrit Les Trois Soeurs. Il a conservé les personnages: Irina, la plus bohème; Macha, la plus ardente, malgré un mariage rasoir; Olga, la plus protectrice, la plus raisonnable peut-être – bien que cette épithète ne soit pas tchekhovienne. Il a conservé aussi autour d’elles la faune des hommes, des velléitaires attrape-coeurs.
Le tour a consisté ensuite à mettre des turbulences actuelles dans la bouche de la tribu. Et à projeter sur chacun des personnages des références et des préoccupations qui pourraient être les vôtres. Prenez Nicolas, le frère des trois soeurs, l’artiste de la famille, joué par un Eric Caravaca remarquable en homme sentimental dépassé. Il aime une Natacha qui n’est pas de leur monde – comme dans la pièce originale – et veut faire fructifier ses dons pour la technologie. Ce Nicolas est un enfant de Bill Gates qui finira mal.
Mais embrasser Tchekhov au présent, c’est d’abord construire l’espace de la friction – celle des épidermes et des désirs – permettre en somme, scénographiquement, la simultanéité des intrigues. Le spectateur est un voyeur, souffle Simon Stone. Olga, Irina et son soupirant Nicolas, Macha, son mari et son amant, oncle Roman et leurs amis: aucun protagoniste n’échappera à notre curiosité chirurgicale.
La vie sans mode d’emploi
Ces Trois Soeurs ont un air de Secret Story, cette émission de télé-réalité, en beaucoup plus distingué. Dans son fauteuil, on écoute la tribu barjaquer à la cuisine, on se laisse étourdir par l’ardeur de Macha et de son amant à l’étage, émoustiller par leur douche. Comme devant son écran, on n’est pas toujours captif, mais on ne s’ennuie jamais. Mais voilà que les saisons filent, que la maison se charge de regrets et peut-être même de remords. Le beau Nicolas (Laurent Papot), merveilleux pianiste du dimanche, a Irina la rimbaldienne dans les veines. Il lui demande si elle l’aime. La belle à l’âme floue ne répond pas: une faille pour Nicolas, l’amorce d’une détresse sans nom.
Car tout est là, chez Tchekhov comme chez Simon Stone: comment faire en sorte que la vie ne vous échappe pas? Olga la mesurée éclate ainsi: «Pourquoi est-ce si dur de devenir adulte?» Et dans un accès volcanique, elle jette à ses soeurs: «Allez tous vous faire foutre. J’essaie d’être heureuse. C’est vraiment difficile.»
Tombe la neige, tourne le manège. La maison pivote, le goulet se resserre. A présent, plus de doute, on fait corps avec les secrets de la smala. Derrière leurs vitres, ces personnages sont nos voisins: ils se dévoilent, mais quelque chose de leur néant résiste à l’entendement. Tchekhov, ce sont des conversations en hiver qui agissent comme des placebos. Simon Stone nous fait entendre cela justement: cette friture fatale sur la ligne de nos vies.
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Il lui demande si elle l’aime. La belle à l’âme floue ne répond pas: une faille pour Nicolas, l’amorce d’une détresse sans nom Paris, Théâtre de l’Odéon, jusqu’au 22 décembre. www.theatre-odeon.eu