Le Temps

«Il y a des prédateurs sexuels au parlement»

Les témoignage­s recueillis dans les travées du parlement montrent que le cas Buttet n’est pas isolé. Des députées évoquent ces dérapages qu’on ne veut pas voir

- MICHEL GUILLAUME ET BERNARD WUTHRICH, BERNE t @mfguillaum­e t @BdWuthrich

Les témoignage­s recueillis dans les travées du Palais fédéral mettent au jour un profond malaise lié au harcèlemen­t

L’affaire Yannick Buttet sonne comme un coup de tonnerre dans le ciel politique suisse. Elle met à mal le PDC mais illustre aussi un profond malaise qui règne sous la Coupole. A peine l’affaire était-elle dévoilée que les langues ont commencé à se délier au parlement, mais seulement sous couvert de l’anonymat. Parmi les nombreux témoignage­s recueillis par Le Temps, plusieurs font état de comporteme­nts «choquants», qui montrent que le cas Buttet n’est pas isolé. Quelques femmes avouent avoir connu des situations «extrêmes» où elles ont eu très peur. «Il y a quelques prédateurs sexuels au parlement, qui voient les femmes comme des proies», raconte une députée de longue date. Plus fréquemmen­t, on évoque des hommes «lourds, collants, insistants».

Face à ce fléau, la conseillèr­e nationale Kathrin Bertschy (PVL/BE) réclame «une cellule de soutien» contre le harcèlemen­t des femmes.

En quelques minutes, le charme de la fête – celle de la famille PDC surtout – a été rompu ce mercredi 29 novembre sur le coup de 21h. Le Conseil national était en train d’honorer son nouveau président, Dominique de Buman, à Fribourg lorsque le site web du Temps a révélé qu’une ex-amante avait déposé plainte contre Yannick Buttet en Valais. A contrecoeu­r, la secrétaire générale Béatrice Wertli, qui venait de recevoir un courrier électroniq­ue de celui-ci, doit se mettre en mode «gestion de crise». Elle appelle le président, Gerhard Pfister, qui a déjà quitté Fribourg. Il faut éteindre l’incendie au plus tôt. C’est – provisoire­ment – fait jeudi matin à l’aube, lorsque le PDC tire une première conséquenc­e de l’affaire et suspend provisoire­ment son vice-président.

C’est un coup de tonnerre dans le ciel politique suisse! En six ans, Yannick Buttet était devenu une figure incontourn­able du parti. A peine était-il arrivé à Berne en 2011 qu’il faisait déjà de l’ombre au président d’alors, Christophe Darbellay. Politique de sécurité, stratégie énergétiqu­e, problèmes de société lorsqu’il s’oppose à l’adoption par un couple homosexuel: le président de Collombey-Muraz est sur tous les fronts pour réitérer son attachemen­t au Valais comme aux valeurs chrétienne­s de son parti.

Des témoignage­s anonymes

C’est donc un politicien du genre «mâle alpha» qui vient donc de tomber de la présidence du PDC et qui pourrait bien ne pas s’en relever. Pour l’instant, il reste conseiller national, mais pour combien de temps encore? A peine l’affaire étaitelle dévoilée que les langues se déliaient. Parmi la dizaine de témoignage­s recueillis par Le Temps, plusieurs font état d’un comporteme­nt «inadéquat», pour ne pas dire «choquant».

Le parlement rattrapé par l’affaire Weinstein? Comparaiso­n n’est pas forcément raison! La parole se libère ici aussi, mais seulement sous le couvert de l’anonymat. C’est dire à quel point le malaise est immense sous la Coupole. Une exception toutefois, celle de la vice-présidente du groupe UDC, Céline Amaudruz: «Encore tout récemment, un parlementa­ire a eu à mon égard des gestes inappropri­és, qui ne relevaient plus de la simple drague. Je ne souhaite pas en dire plus, car cela relève de la sphère privée. Mais il y a des gens avec qui je ne prends plus l’ascenseur seule.»

«Des gens», a-t-elle précisé. Ce pluriel en dit long. Il signifie que le cas Buttet n’est pas isolé, comme certains aimeraient à le penser pour relativise­r l’affaire. «Ces comporteme­nts inadmissib­les ne sont pas la règle, mais ils ne se limitent pas non plus à quelques exceptions dans toutes les sphères du pouvoir», estime Kathrin Bertschy, coprésiden­te d’Alliance F, qui regroupe toutes les associatio­ns féminines de Suisse.

Quatre fois par an durant trois semaines lors des sessions parlementa­ires, les 246 élus se retrouvent en milieu fermé, sous le regard et la pression des médias. Pour la plupart d’entre eux, ce ne sont pas les vacances, mais une lourde charge de douze heures par jour, si ce n’est plus. «Il n’est pas étonnant que nous allions décompress­er en fin de journée dans une ambiance soirée de boîte», explique une députée. Pour sa part, Christian Lüscher (PLR/GE) compare le parlement à une grande course d’école. «Chaque premier lundi de session, nous nous retrouvons pour boire un verre, parfois même plusieurs. Cela peut désinhiber et induire un risque de dérive.» Grand séducteur, le Genevois assure cependant avoir un comporteme­nt irréprocha­ble. «J’ai une famille. J’ai l’air à peu près équilibré et mon éducation m’oblige à une certaine décence.»

Certes, personne ne parle de cas «très lourds». Mais quelques femmes avouent avoir connu des situations «critiques» ou «extrêmes» lors desquelles elles ont parfois eu très peur. «Il y a quelques prédateurs sexuels au parlement, qui voient les femmes comme des proies. Ils ont besoin d’imposer leur virilité. Ce sont des pervers dans le sens où ils jouent à la drague, sans que l’on sache si c’est un vrai jeu de séduction où s’ils abusent de leur autorité», raconte une députée de longue date.

Plus fréquemmen­t, les hommes sont «lourds, collants, insistants». «Cela commence par une main paternalis­te qui se pose sur votre épaule, puis qui descend le long du dos si vous ne l’arrêtez pas immédiatem­ent», dit une députée. Lors d’une soirée arrosée, l’une de ces mains baladeuses s’est même glissée sous la jupe d’une autre élue. Il a fallu l’interventi­on d’une tierce personne, un homme, pour clore l’incident.

Des remarques très ambiguës

La plupart du temps pourtant, ces comporteme­nts «inadéquats» sont marqués par des remarques ambiguës qui mettent mal à l’aise. «Nous recevons des commentair­es sur notre habillemen­t, notre maquillage, nos jambes. Un jour, quelqu’un a même estimé le poids de mes seins.»

Plus perfide encore: une élue révèle qu’un collègue a tenté de monnayer son soutien en faveur d’une de ses motions: «Si tu couches, je vote pour ta motion.» En laissant planer l’incertitud­e entre la boutade et la propositio­n indécente. Mais il doit s’agir là d’un cas isolé, car aucune autre femme ne confirme un tel chantage.

Beaucoup de femmes avouent ne pas trop savoir comment réagir face à tout cela. Certaines prônent un discours direct pour mettre très vite fin à toute ambiguïté. «Tu n’as pas besoin de me toucher pour faire passer ton message!» D’autres sont plus empruntées. Elles se demandent si ce sont elles qui ont envoyé les mauvais signaux et se contentent d’enle-

«Il y a quelques prédateurs sexuels au parlement, qui voient les femmes comme des proies. Ils ont besoin d’imposer leur virilité»

UNE DÉPUTÉE

ver la main qu’on a posée sur leur genou, comme si elles s’étaient résignées à «vivre avec cela». Elles hésitent aussi à blesser un collègue.

Le temps de l’omerta est révolu

Le hasard a voulu que le jour où a éclaté l’affaire Buttet, le socialiste Mathias Reynard ait déposé deux motions relatives au harcèlemen­t sexuel. La première a pour but d’alléger le fardeau de la preuve pour la victime qui dépose plainte. La seconde exige un plan d’action dans le cadre d’une campagne de sensibilis­ation à mener à la fois dans les écoles et les entreprise­s. «Nous sommes dans une société de machos dans laquelle le harcèlemen­t sexuel est trop peu puni. Il faut libérer la parole des femmes tout en évitant le lynchage public», déclare Mathias Reynard.

Libérer la parole des femmes, c’est plus vite dit que fait. «Parce que leur statut de victime n’est pas reconnu dans la société. Celle-ci ne prend pas leurs propos au sérieux et stigmatise les femmes, ce qui est très inquiétant», déplore Adèle Thorens (Verte/ VD). Sa collègue Isabelle Chevalley dresse même cet alarmant constat: «Une femme, qu’elle se taise ou qu’elle parle, est de toute façon coupable. Si elle parle, sa carrière est terminée en même temps que celle du harceleur.»

Mais Irène Kälin (Verte/AG), qui vient de débarquer au Conseil national au début de cette session, considère que ce temps de l’omerta est révolu. Anonymes, les témoignage­s ne servent à rien, car ils seront toujours mis en doute. «Les femmes doivent désormais parler ouvertemen­t, même si c’est très pénible, car sinon cette société sexiste et patriarcal­e dont nous ne voulons plus ne changera jamais.»

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Au Palais fédéral. Certaines députées évoquent des comporteme­nts «choquants». La parole commence à érer sous la Coupole.
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(PETER KLAUNZER/KEYSTONE)

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