«Je vois émerger un empire des victimes»
L’avocate genevoise Anne Reiser craint que la parole libérée n’amène pas le résultat escompté. Elle dénonce aussi une inflation législative, porte ouverte à une pléthore de plaintes pénales
Des parlementaires fédérales décrivent des propos lourds, des mains baladeuses. L’avocate que vous êtes y voit-elle du harcèlement? Le harcèlement est un kaléidoscope d’infractions, qui va de la menace à l’utilisation abusive des moyens de communication, en passant par le désagrément résultant de la confrontation à un acte d’ordre sexuel. L’auteur doit avoir compris qu’il a enfreint une limite de la sphère intime, et ça, c’est souvent d’ordre culturel. Dans le cas du parlement, il paraît difficile d’envisager que laisser traîner ses mains sur les fesses d’une collègue fasse partie de la culture du milieu…
La victime peut-elle porter plainte? Oui, en invoquant la contrainte. C’està-dire le fait d’avoir subi un attouchement dans un contexte qui ne lui permettait pas de réagir. On voit mal en effet une conseillère nationale gifler un collègue dans l’hémicycle.
Vous êtes cependant circonspecte face à ce recours à la justice… Oui. D’autant plus qu’en approuvant la Convention d’Istanbul sur la lutte contre les violences à l’égard des femmes et la violence domestique, la Suisse verra bientôt l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi. Désormais, la victime ne devra plus autant prouver ce qu’elle avance, et la qualification retenue de la violence pourra être d’ordre psychologique. On va donc avoir à disposition tout un arsenal juridique dirigé contre les hommes. Ce sera la porte ouverte à une pléthore de plaintes pénales pour contrainte.
Et ce n’est pas souhaitable? L’allégement du fardeau de la preuve part d’un bon sentiment. Mais il y a un revers de la médaille. Dans notre société, tout le monde se sent victime et personne n’est responsable de rien. C’est fâcheux. Il sera donc difficile, pour les autorités judiciaires, de démêler le bon grain de l’ivraie.
Les femmes devraient-elles se taire? Dans les cas comme celui reproché à Yannick Buttet, la plainte pénale tombe sous le sens. Mais dans les cas de mains baladeuses ou de propos graveleux, la prudence s’impose. Il faut d’abord s’interroger soi-même sur son silence et se le pardonner. Car les femmes qui n’ont pas rétorqué ne trouveront pas dans la dénonciation le réconfort qu’une réplique cinglante leur aurait apporté. D’autant plus que c’est un phénomène de mode, amplifié par les réseaux sociaux, la presse et la morale ambiante. Je ne suis pas certaine de la légitimité de toute parole libérée. Exception faite des cas graves.
«Le harcèlement est un kaléidoscope d’infractions, qui va de la menace à l’utilisation abusive des moyens de communication»
Quelle solution alors? Des lieux de discussion, où l’expérience des unes servira aux autres. Les femmes ne sont pas équipées pareillement dans leur manière de se présenter aux autres. Les plus fortes expliqueront aux plus candides comment fonctionnent les hommes. N’en déplaisent à beaucoup, les hormones imposent des comportements différents. Les femmes qui le comprennent abordent les hommes avec moins de peur et plus de bienveillance. Dans leur grande majorité, les hommes comprennent les messages de refus. Mais il ne faut pas nier que nous exsudons, tous, quelque chose de l’ordre de l’animalité. Le nier, c’est nier notre humanité; la corseter dans des lois, c’est prendre le risque d’aboutir au contraire de ce que le législateur a voulu.
Vous allez à contre-courant du credo contemporain! Sans doute. Je crois que notre civilisation doit renouer avec le dialogue, ou prendre le risque d’une montée en puissance de l’arsenal législatif qui sera toujours en retard d’une peur ou d’un scandale. Je vois émerger un empire des victimes, qui s’étend à toutes les interactions sociales et qui tue les jaillissements de l’existence. Concevoir une morale teintée d’une telle illusion, c’est entrer dans les ténèbres. Le risque, c’est que les hommes soient tous assimilés à des brutes épaisses et qu’ils ne sachent plus comment aborder les femmes. Tout le monde trouve naturel aujourd’hui de balancer son porc; se permettrait-on de balancer sa salope?
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