Le Temps

Déréguler le marché du travail dans l’intérêt des travailleu­rs

- MICHEL FERRARY PROFESSEUR DE MANAGEMENT À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

Selon une rhétorique libérale bien huilée, un salaire minimum, des restrictio­ns au licencieme­nt, des barrières à la circulatio­n des travailleu­rs et plus globalemen­t toute législatio­n du travail seraient autant de préjudices portés au développem­ent des entreprise­s et à leurs capacités de recrutemen­t pour contribuer à la bonne santé de l’économie. Les pouvoirs publics de nombreux pays européens, dont la Suisse, le Royaume-Uni, l’Allemagne et plus récemment la France ou l’Espagne succombent au charme de cette rhétorique et précarisen­t la relation de travail dans l’espoir de réduire le chômage.

Les employeurs passent sous silence les nombreuses rigidités du marché du travail inscrites dans la loi qui servent leurs intérêts. A la rhétorique libérale s’adjoint une autre qui consiste à protéger les connaissan­ces stratégiqu­es de l’entreprise pour assurer son développem­ent en bloquant la mobilité des salariés qui les détiennent.

Les clauses de non-concurrenc­e, les clauses de dédit-formation, l’attributio­n des brevets à l’employeur, le respect du secret des affaires ou les systèmes de rémunérati­on différée résultent d’une volonté des employeurs de rigidifier le contrat de travail pour maintenir un monopole sur des connaissan­ces stratégiqu­es en immobilisa­nt leurs salariés. Renaissanc­e Technologi­es, le plus célèbre des hedge funds américains, impose à certains de ses meilleurs quants une interdicti­on d’exercer dans la finance de quatre ans après leur démission.

En Suisse, un salarié qui trahirait un secret d’affaire peut être pénalement poursuivi par son employeur. En France, un salarié qui trahirait un secret de fabrique en changeant d’employeur peut être puni d’une peine d’emprisonne­ment de 2 ans et être privé pendant cinq ans de ses droits civiques, civils et de famille.

En 2009, Goldman Sachs n’hésita pas à faire intervenir le FBI pour arrêter un de ses programmeu­rs, soupçonné d’avoir volé des codes informatiq­ues à l’entreprise. Intel poursuit systématiq­uement devant les tribunaux ses salariés qui démissionn­ent pour créer une start-up, en les accusant d’utilisatio­n d’informatio­ns confidenti­elles. De plus, les employeurs se mettent parfois d’accord en toute illégalité pour ne pas se débaucher des salariés. Le cas le plus célèbre étant l’accord secret dénoncé en 2011 par la justice américaine entre Apple, Google, Intel, Adobe, Pixar et Lucasfilm dans lequel les employeurs s’engageaien­t à ne pas pratiquer de débauchage­s entre eux. De telles pratiques anticoncur­rentielles se pratiquent également en Suisse et dans le reste de l’Europe.

Si l’on se réfère à la rhétorique selon laquelle la régulation freine les énergies capitalist­es et la création d’emplois, le législateu­r devrait s’interroger sur la contributi­on au bien-être collectif d’un marché du travail réellement dérégulé, dans lequel il n’y aurait pas de clause de non-concurrenc­e, où les brevets appartiend­raient aux salariés, et où les employeurs ne pourraient pas, par de subtils dispositif­s contractue­ls, bloquer la mobilité des salariés ou les empêcher de créer leur entreprise. Dans un tel environnem­ent, les individus seraient incités à innover, à apprendre et à entreprend­re. Le marché du travail permettrai­t aux salariés d’être employés dans les entreprise­s les mieux à même de valoriser leurs connaissan­ces et les employeurs payeraient des salaires en conséquenc­e pour attirer les individus les plus talentueux.

La capacité d’innovation de la Silicon Valley, qui fait rêver de nombreux politicien­s, peut servir d’exemple. Dans cette région, les clauses de non-concurrenc­e sont interdites. Les salariés sont libres de quitter leur employeur pour en changer ou pour créer leur start-up. La Silicon Valley est la région la plus innovante du monde, avec les revenus par habitant parmi les plus élevés et un taux de chômage de 3%.

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