Déréguler le marché du travail dans l’intérêt des travailleurs
Selon une rhétorique libérale bien huilée, un salaire minimum, des restrictions au licenciement, des barrières à la circulation des travailleurs et plus globalement toute législation du travail seraient autant de préjudices portés au développement des entreprises et à leurs capacités de recrutement pour contribuer à la bonne santé de l’économie. Les pouvoirs publics de nombreux pays européens, dont la Suisse, le Royaume-Uni, l’Allemagne et plus récemment la France ou l’Espagne succombent au charme de cette rhétorique et précarisent la relation de travail dans l’espoir de réduire le chômage.
Les employeurs passent sous silence les nombreuses rigidités du marché du travail inscrites dans la loi qui servent leurs intérêts. A la rhétorique libérale s’adjoint une autre qui consiste à protéger les connaissances stratégiques de l’entreprise pour assurer son développement en bloquant la mobilité des salariés qui les détiennent.
Les clauses de non-concurrence, les clauses de dédit-formation, l’attribution des brevets à l’employeur, le respect du secret des affaires ou les systèmes de rémunération différée résultent d’une volonté des employeurs de rigidifier le contrat de travail pour maintenir un monopole sur des connaissances stratégiques en immobilisant leurs salariés. Renaissance Technologies, le plus célèbre des hedge funds américains, impose à certains de ses meilleurs quants une interdiction d’exercer dans la finance de quatre ans après leur démission.
En Suisse, un salarié qui trahirait un secret d’affaire peut être pénalement poursuivi par son employeur. En France, un salarié qui trahirait un secret de fabrique en changeant d’employeur peut être puni d’une peine d’emprisonnement de 2 ans et être privé pendant cinq ans de ses droits civiques, civils et de famille.
En 2009, Goldman Sachs n’hésita pas à faire intervenir le FBI pour arrêter un de ses programmeurs, soupçonné d’avoir volé des codes informatiques à l’entreprise. Intel poursuit systématiquement devant les tribunaux ses salariés qui démissionnent pour créer une start-up, en les accusant d’utilisation d’informations confidentielles. De plus, les employeurs se mettent parfois d’accord en toute illégalité pour ne pas se débaucher des salariés. Le cas le plus célèbre étant l’accord secret dénoncé en 2011 par la justice américaine entre Apple, Google, Intel, Adobe, Pixar et Lucasfilm dans lequel les employeurs s’engageaient à ne pas pratiquer de débauchages entre eux. De telles pratiques anticoncurrentielles se pratiquent également en Suisse et dans le reste de l’Europe.
Si l’on se réfère à la rhétorique selon laquelle la régulation freine les énergies capitalistes et la création d’emplois, le législateur devrait s’interroger sur la contribution au bien-être collectif d’un marché du travail réellement dérégulé, dans lequel il n’y aurait pas de clause de non-concurrence, où les brevets appartiendraient aux salariés, et où les employeurs ne pourraient pas, par de subtils dispositifs contractuels, bloquer la mobilité des salariés ou les empêcher de créer leur entreprise. Dans un tel environnement, les individus seraient incités à innover, à apprendre et à entreprendre. Le marché du travail permettrait aux salariés d’être employés dans les entreprises les mieux à même de valoriser leurs connaissances et les employeurs payeraient des salaires en conséquence pour attirer les individus les plus talentueux.
La capacité d’innovation de la Silicon Valley, qui fait rêver de nombreux politiciens, peut servir d’exemple. Dans cette région, les clauses de non-concurrence sont interdites. Les salariés sont libres de quitter leur employeur pour en changer ou pour créer leur start-up. La Silicon Valley est la région la plus innovante du monde, avec les revenus par habitant parmi les plus élevés et un taux de chômage de 3%.