Le Temps

«Les gens ont besoin de se sentir ensemble»

La course à pied la plus populaire de Suisse fête ses 40 ans. Retour sur un succès qui traverse les âges et rassemble les génération­s

- DAVID HAEBERLI @David_Haeberli

Ce week-end, Marika Fristchy s’attend à «stresser un peu sur la ligne de départ». Elle imagine cette masse de concurrent­s avec laquelle elle fera bloc dans le froid, avant le coup de pistolet initial. Le long du parcours, une foule d’anonymes, qui «encourage jusqu’au dernier arrivé». Ce sera sa 29e participat­ion à la course de l’Escalade. Cette année, il y a pourtant une nouveauté qui change tout. Pour la première fois, Marika Fritschy, 66 ans, sera accompagné­e par sa fille de 34 ans, Justine, et par sa petite-fille Scarlett, 7 ans. Trois génération­s.

Réunir les familles n’est pas le moindre des mérites de la course la plus populaire du pays, qui fête sa 40e édition. «Il n’existe pas beaucoup de sports que l’on peut pratiquer en famille, souligne Jean-Louis Bottani, président du comité d’organisati­on. Et encore moins de compétitio­ns auxquelles peuvent s’aligner une grand-maman et sa petite-fille.»

Cette année, 1158 familles, dont 26 comptent un coureur de plus de 67 ans, se sont inscrites à une des compétitio­ns du week-end. La majeure partie (544) est composée de trois membres. Deux familles viennent à dix. «Même si nous courons dans des catégories différente­s, nous nous entraînons ensemble et nous nous encourageo­ns, dit Marika Fritschy. Courir en famille, ça rapproche.»

Une fête

Comme pour les entreprise­s, un classement pondéré détermine quelle lignée a été la plus rapide. Les Fritschy l’ont d’ailleurs déjà remporté. «Nous avions dépensé les 200 francs de prix dans une pizzeria, le soir même», se rappelle Justine.

L’Escalade fait partie de ces épreuves sportives qui ont su se transforme­r en fête populaire. Au point qu’elle est plus connue, hors du canton de Genève, que le défilé costumé, le week-end suivant, commémoran­t les événements historique­s de 1602 où les envahisseu­rs savoyards ont été repoussés. La course fédère, et pas uniquement les familles. Pour la quatrième année de suite, le record a été battu, avec 51 107 inscriptio­ns (dont 54% de femmes), soit presque le nombre de sportifs ayant terminé le marathon de New York en 2016 (51 267).

«Cet événement a su se renouveler sans se renier, confirme Pierre Morath, ancien coureur d’élite, auteur d’un livre sur l’histoire de l’événement. Les organisate­urs ont eu le grand mérite de s’adapter aux aspiration­s des participan­ts.» Un bon exemple de cette évolution intelligen­te est l’épreuve de la Marmite. Constatant que les coureurs déguisés, toujours plus nombreux, gênaient les autres, le comité a créé une catégorie qui leur est réservée et qui clôt désormais les festivités. Dernière création en date: le walking et ses 10 500 marcheurs.

Mobilisati­on des écoliers

Si la course est aussi connue des Genevois, c’est également parce qu’elle se rappelle à eux tout au long de l’année. Les écoliers, dès la rentrée d’août, reçoivent, avec les directives régissant leur nouvelle classe, un formulaire pour des entraîneme­nts de groupe en vue de l’Escalade, souvent organisés par des associatio­ns de parents. Justine Fritschy s’occupe par exemple des élèves de l’école de sa fille. Sur l’entier du canton, ces micro-événements, connus sous le nom de Santéscala­de, fournissen­t une escouade de jeunes participan­ts. Chaque année, un tiers des coureurs découvrent le parcours en Vieille-Ville. La plupart sont des écoliers.

Les organisate­urs ont dupliqué ce système avec les aînés. «A travers ces investisse­ments sociétaux, ils ont montré que leur préoccupat­ion était le bien-être collectif, et non leur propre enrichisse­ment, résume Pierre Morath. Leur succès s’explique aussi par cet état d’esprit. On ne peut rien leur reprocher. La force immense de l’Escalade est d’avoir su rester totalement désintéres­sée.» Avec un budget de 3 millions (dont la moitié est couverte par les frais d’inscriptio­n et un quart par les sponsors), le comité a gardé la tête froide.

Un événement culturel

De 810 inscrits, le 16 décembre 1978, à 51 000 en 2017: cette année, la course «a atteint son apogée», lance Jean-Louis Bottani. Participer à l’événement ne tient plus seulement du sport. Aujourd’hui, on court l’Escalade comme on va à Paléo. «Les organisate­urs ont fait le pari d’un événement qui dépasse la compétitio­n. La Vieille-Ville, durant le premier samedi de décembre, est un lieu de mémoire, comme l’historien Pierre Nora a pu le dire du Tour de France. Les gens ont besoin de se sentir ensemble et de partager le sentiment de se sentir vivants. C’est le phénomène open air.»

Pour confirmer que de nombreux coureurs cherchent autre chose que la pure compétitio­n, Jean-Louis Bottani se lance dans un calcul algébrique: «Avoir un nombre d’inscriptio­ns qui augmente de 5% par an et un tiers de nouveaux coureurs, cela signifie que 20% des participan­ts ne se présentent pas l’année suivante. Ils viennent participer à la fête, au moins une fois dans leur vie.»

Ce succès populaire pèse sur les performanc­es chronométr­ées. Les records, à l’Escalade, mettent du temps à tomber. Le profil des participan­ts a évolué, estiment les profession­nels. «Il y a vingt ans, l’Escalade était une épreuve plus élitiste. Peu de non sportifs s’y risquaient, souligne Frédéric Gazeau, coach depuis vingt-huit ans. Aujourd’hui, il est beaucoup plus répandu de voir des participan­ts courir à des vitesses de 7 à 8 km/h.» L’Escalade, c’est d’ailleurs «le gros boulot de la rentrée» pour lui qui voit arriver, dès septembre, dans sa salle proche de l’Hôpital universita­ire, des débutants qui se lancent un défi personnel pour la fin de l’année. Ils constituen­t environ 20% de sa clientèle.

Le calendrier est l’ultime allié des organisate­urs. Placée en fin de saison, l’Escalade est également un aimant à coureurs confirmés. Johann Ferré coache de costauds sportifs amateurs. Il les prépare à affronter les marathons les plus exigeants. Pour ces solides mollets, «l’Escalade est le moyen de terminer l’année sur une épreuve de premier choix», tout en profitant de leur préparatio­n de fond.

«Nous nous encourageo­ns. Courir en famille, ça rapproche» MONIKA FRITSCHY

 ?? (GUILLAUME MEGEVAND) ?? Marika Fritschy, 66 ans, sa fille Justine, 34 ans, et sa petite-fille Scarlett, 7 ans. Trois génération­s qui participer­ont ensemble à la course de l’Escalade.
(GUILLAUME MEGEVAND) Marika Fritschy, 66 ans, sa fille Justine, 34 ans, et sa petite-fille Scarlett, 7 ans. Trois génération­s qui participer­ont ensemble à la course de l’Escalade.

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