«Les gens ont besoin de se sentir ensemble»
La course à pied la plus populaire de Suisse fête ses 40 ans. Retour sur un succès qui traverse les âges et rassemble les générations
Ce week-end, Marika Fristchy s’attend à «stresser un peu sur la ligne de départ». Elle imagine cette masse de concurrents avec laquelle elle fera bloc dans le froid, avant le coup de pistolet initial. Le long du parcours, une foule d’anonymes, qui «encourage jusqu’au dernier arrivé». Ce sera sa 29e participation à la course de l’Escalade. Cette année, il y a pourtant une nouveauté qui change tout. Pour la première fois, Marika Fritschy, 66 ans, sera accompagnée par sa fille de 34 ans, Justine, et par sa petite-fille Scarlett, 7 ans. Trois générations.
Réunir les familles n’est pas le moindre des mérites de la course la plus populaire du pays, qui fête sa 40e édition. «Il n’existe pas beaucoup de sports que l’on peut pratiquer en famille, souligne Jean-Louis Bottani, président du comité d’organisation. Et encore moins de compétitions auxquelles peuvent s’aligner une grand-maman et sa petite-fille.»
Cette année, 1158 familles, dont 26 comptent un coureur de plus de 67 ans, se sont inscrites à une des compétitions du week-end. La majeure partie (544) est composée de trois membres. Deux familles viennent à dix. «Même si nous courons dans des catégories différentes, nous nous entraînons ensemble et nous nous encourageons, dit Marika Fritschy. Courir en famille, ça rapproche.»
Une fête
Comme pour les entreprises, un classement pondéré détermine quelle lignée a été la plus rapide. Les Fritschy l’ont d’ailleurs déjà remporté. «Nous avions dépensé les 200 francs de prix dans une pizzeria, le soir même», se rappelle Justine.
L’Escalade fait partie de ces épreuves sportives qui ont su se transformer en fête populaire. Au point qu’elle est plus connue, hors du canton de Genève, que le défilé costumé, le week-end suivant, commémorant les événements historiques de 1602 où les envahisseurs savoyards ont été repoussés. La course fédère, et pas uniquement les familles. Pour la quatrième année de suite, le record a été battu, avec 51 107 inscriptions (dont 54% de femmes), soit presque le nombre de sportifs ayant terminé le marathon de New York en 2016 (51 267).
«Cet événement a su se renouveler sans se renier, confirme Pierre Morath, ancien coureur d’élite, auteur d’un livre sur l’histoire de l’événement. Les organisateurs ont eu le grand mérite de s’adapter aux aspirations des participants.» Un bon exemple de cette évolution intelligente est l’épreuve de la Marmite. Constatant que les coureurs déguisés, toujours plus nombreux, gênaient les autres, le comité a créé une catégorie qui leur est réservée et qui clôt désormais les festivités. Dernière création en date: le walking et ses 10 500 marcheurs.
Mobilisation des écoliers
Si la course est aussi connue des Genevois, c’est également parce qu’elle se rappelle à eux tout au long de l’année. Les écoliers, dès la rentrée d’août, reçoivent, avec les directives régissant leur nouvelle classe, un formulaire pour des entraînements de groupe en vue de l’Escalade, souvent organisés par des associations de parents. Justine Fritschy s’occupe par exemple des élèves de l’école de sa fille. Sur l’entier du canton, ces micro-événements, connus sous le nom de Santéscalade, fournissent une escouade de jeunes participants. Chaque année, un tiers des coureurs découvrent le parcours en Vieille-Ville. La plupart sont des écoliers.
Les organisateurs ont dupliqué ce système avec les aînés. «A travers ces investissements sociétaux, ils ont montré que leur préoccupation était le bien-être collectif, et non leur propre enrichissement, résume Pierre Morath. Leur succès s’explique aussi par cet état d’esprit. On ne peut rien leur reprocher. La force immense de l’Escalade est d’avoir su rester totalement désintéressée.» Avec un budget de 3 millions (dont la moitié est couverte par les frais d’inscription et un quart par les sponsors), le comité a gardé la tête froide.
Un événement culturel
De 810 inscrits, le 16 décembre 1978, à 51 000 en 2017: cette année, la course «a atteint son apogée», lance Jean-Louis Bottani. Participer à l’événement ne tient plus seulement du sport. Aujourd’hui, on court l’Escalade comme on va à Paléo. «Les organisateurs ont fait le pari d’un événement qui dépasse la compétition. La Vieille-Ville, durant le premier samedi de décembre, est un lieu de mémoire, comme l’historien Pierre Nora a pu le dire du Tour de France. Les gens ont besoin de se sentir ensemble et de partager le sentiment de se sentir vivants. C’est le phénomène open air.»
Pour confirmer que de nombreux coureurs cherchent autre chose que la pure compétition, Jean-Louis Bottani se lance dans un calcul algébrique: «Avoir un nombre d’inscriptions qui augmente de 5% par an et un tiers de nouveaux coureurs, cela signifie que 20% des participants ne se présentent pas l’année suivante. Ils viennent participer à la fête, au moins une fois dans leur vie.»
Ce succès populaire pèse sur les performances chronométrées. Les records, à l’Escalade, mettent du temps à tomber. Le profil des participants a évolué, estiment les professionnels. «Il y a vingt ans, l’Escalade était une épreuve plus élitiste. Peu de non sportifs s’y risquaient, souligne Frédéric Gazeau, coach depuis vingt-huit ans. Aujourd’hui, il est beaucoup plus répandu de voir des participants courir à des vitesses de 7 à 8 km/h.» L’Escalade, c’est d’ailleurs «le gros boulot de la rentrée» pour lui qui voit arriver, dès septembre, dans sa salle proche de l’Hôpital universitaire, des débutants qui se lancent un défi personnel pour la fin de l’année. Ils constituent environ 20% de sa clientèle.
Le calendrier est l’ultime allié des organisateurs. Placée en fin de saison, l’Escalade est également un aimant à coureurs confirmés. Johann Ferré coache de costauds sportifs amateurs. Il les prépare à affronter les marathons les plus exigeants. Pour ces solides mollets, «l’Escalade est le moyen de terminer l’année sur une épreuve de premier choix», tout en profitant de leur préparation de fond.
«Nous nous encourageons. Courir en famille, ça rapproche» MONIKA FRITSCHY