Le Temps

«L’intelligen­ce artificiel­le, c’est pour échapper à la mort»

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BUSSARD @BussardS JACQUES ATTALI ÉCONOMISTE

Invité à tenir une conférence sur le thème «Peut-on mettre l’intelligen­ce artificiel­le au service de l’humanité?» à l’Université de Genève à l’occasion de la remise du Prix Latsis, Jacques Attali estime que le vif débat autour de l’intelligen­ce artificiel­le est sain, car il vient tôt. Interview de cet économiste, fondateur de la Banque européenne pour la reconstruc­tion et le développem­ent.

L’intelligen­ce artificiel­le (IA) suscite beaucoup d’enthousias­me, mais aussi beaucoup de peurs. Comment faut-il l’appréhende­r? Cela fait longtemps qu’on parle de robots, du golem, d’êtres artificiel­s dans des films de science-fiction. L’intelligen­ce artificiel­le existe de fait depuis qu’on a réfléchi à la manière d’utiliser des machines pour penser, calculer à notre place. Elle s’inscrit dans une grande continuité historique. La nouveauté, c’est la présence de machines auto-apprenante­s. Un vrai saut qualitatif. On a l’impression que si ces machines peuvent apprendre, on peut en perdre le contrôle.

Pourquoi tant de fascinatio­n pour l’IA? L’homme essaie progressiv­ement de se transforme­r en artefact, une chose immortelle. Son fantasme absolu est de transférer la conscience de soi dans un artefact. C’est la tendance longue de l’histoire humaine, celle de vouloir échapper à la mort. A ce jour, je vois beaucoup plus d’avantages que d’inconvénie­nts dans l’intelligen­ce artificiel­le. Est-ce que nous sommes en train de créer une race d’humains qui va nous dépasser? C’est possible. Il faut s’en protéger et éviter que les êtres humains se trouvent en situation de dépendance aux machines. Certains pensent que l’homme sera dépassé par les machines en 2030 voire 2045. On n’en sait rien. Je pense qu’on en est encore très éloigné.

Est-ce une révolution philosophi­que? Elle le serait si l’intelligen­ce artificiel­le devait atteindre le mode de raisonneme­nt de l’être humain. Mais là aussi, on en est loin. L’homme a plus d’un milliard de neurones et 1012 synapses. On arrive peut-être à analyser 100000 neurones aujourd’hui. Mais on est encore loin du milliard. On n’est pas encore en mesure de comprendre le fonctionne­ment exact du cerveau. Hormis l’intelligen­ce artificiel­le, il importe donc de développer l’intelligen­ce humaine. Il y a des milliards d’intelligen­ces humaines qui sont en friche. Il y a des milliards de gens qui n’ont pas été suffisamme­nt à l’école. Il n’y a pas à mes yeux d’un côté des cerveaux exceptionn­els et de l’autre des gens débiles. Tous n’ont pas grandi dans des conditions sociales qui leur ont permis un développem­ent favorable. C’est pourquoi, avant de développer l’IA, il faut développer l’intelligen­ce humaine par l’éducation, la créativité. Il convient aussi de développer d’autres formes d’intelligen­ces, artistique, émotionnel­le, amoureuse. Cela présuppose un travail sur le processus de libération de l’intelligen­ce humaine. Enfin, un énorme travail de mise en réseau des intelligen­ces réelles est par ailleurs nécessaire. Car si l’humanité avait un niveau d’éducation égal à celui des personnes les plus avancées et que ces intelligen­ces étaient mises en réseau, aucune intelligen­ce artificiel­le ne pourrait les concurrenc­er.

L’IA permettra-t-elle aux machines de s’affranchir complèteme­nt de l’être humain? Est-on déjà dans une phase où tout nous échappe? Nous avons la chance de nous y prendre suffisamme­nt tôt. En termes de

«Est-ce que nous sommes en train de créer une race d’humains qui va nous dépasser? C’est possible»

lutte contre le changement climatique, on a réagi trop tard. Ici, il faut d’emblée mettre en place une veille permanente. Il faut aussi une transparen­ce de la recherche ainsi que des règles pour s’assurer que l’intelligen­ce artificiel­le ne se développe pas pour nuire à l’espèce humaine. Ce sont les fameuses trois lois de la robotique dites lois Asimov, soit ne pas nuire à l’humanité, obéir aux ordres de l’homme et agir en conformité avec ces deux préceptes. Mais même cela n’est pas suffisant, car les machines pourraient nuire à l’environnem­ent. Il importe dès lors de maintenir la possibilit­é de littéralem­ent tuer l’intelligen­ce artificiel­le. Mais là aussi, c’est très délicat, car si l’IA comprend que l’homme a les moyens de la détruire, elle pourrait, pour se prémunir contre une interventi­on humaine, être amenée à inventer des langages, tel qu’elle a commencé à le faire, que l’homme ne comprend pas.

Vu l’accélérati­on de la technologi­e, ne faudrait-il pas un moratoire? Il en faudra un si on n’arrive pas à mettre en place les règles dont je parlais. Et l’intelligen­ce artificiel­le ne se développe pas que dans des lieux publics, mais aussi dans des laboratoir­es militaires très confidenti­els. Difficile dès lors de tout maîtriser.

Faut-il changer les cursus scolaires pour permettre aux jeunes de s’adapter à ce nouvel environnem­ent? La culture générale et mathématiq­ue reste fondamenta­le tout comme la musique et la littératur­e. Il sera nécessaire d’apprendre la curiosité, d’apprendre à apprendre. Les maths restent la base de tout et peuvent rendre vite obsolètes les connaissan­ces scientifiq­ues.

Ne risque-t-on pas de creuser les inégalités entre ceux qui s’adaptent à la technologi­e et ceux qui la rejettent? Le risque de déconnexio­n totale existe. Des emplois seront perdus à cause de l’intelligen­ce artificiel­le. Si cela permet à l’être humain de se consacrer à des activités plus intéressan­tes, tant mieux. Mais le danger est réel de voir d’un côté des gens qui auraient un quotient intellectu­el supérieur et de l’autre des personnes qui seraient contrainte­s de survivre avec un revenu universel minimum et de consommer toutes sortes de drogues réelles et virtuelles.

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