CLASSIQUE NIKOLAÏ LOUGANSKI, L’INTERPRÈTE CRÉATEUR
Ils sont très rares, les interprètes de ce genre. Ceux qui effacent toute distance entre le compositeur, la partition, leur jeu et le public. Ceux qui créent en direct, sur scène, une oeuvre leur coulant des doigts comme une source claire. Ceux enfin qui, traversés par ce qu’ils jouent, en traduisent le jaillissement intact. Vendredi soir au Victoria Hall, Nikolaï Louganski a franchi le seuil miraculeux de cette recréation au-delà de l’instrument. Pourtant, le 3e Concerto de Rachmaninov est un récif hérissé de difficultés techniques auquel peu de pianistes se confrontent. Un Everest du répertoire pour 88 touches. Le pianiste l’escalade comme en lévitation, la gravitation semblant ne pas le concerner.
Pudeur et humilité dans le lyrisme
Jamais on aura entendu ce monument de la virtuosité gravi avec tant de naturel, de légèreté, de limpidité, d’élégance et de facilité. Jamais, surtout, la technicité redoutable qu’il exige n’aura été effacée avec tant de grâce, le clavier comme évaporé sous la volatilité des doigts du pianiste, innombrables. L’écheveau débridé de notes, gammes, arpèges, octaves et harmonies entremêlées? Le musicien le dénoue et le déroule comme un fil d’Ariane que l’auditeur suit, médusé par des fourmillements de notes si clairs. La prouesse s’avère d’autant plus remarquable que Nikolaï Louganski réalise l’exploit sans aucun effet de manche, avec pudeur et humilité dans le lyrisme. Et sur un flux ininterrompu, intimement intégré à l’orchestre. L’orchestre? Parlons-en. Le National de Russie, avec Mikhaïl Pletnev à la baguette. Minimaliste dans sa gestique, le chef peut s’appuyer sur une phalange d’exception. Une véritable «machine de guerre» qui se révèle aussi fine et raffinée dans l’accompagnement que puissante dans la dynamique sonore. Avec, en point de mire, une précision impressionnante. Dans le concerto déjà, l’entente avec le soliste saisit.
Eblouissante qualité des pupitres
Avec la très rare et généreuse 2e Symphonie de Scriabine, la qualité des pupitres éblouit (clarinette, flûte, trompette!), et celle des tutti subjugue (bois rayonnants, cuivres éclatants, cordes royales). Tout cela dans un formidable relais instrumental.
Le chef étant aussi un pianiste reconnu, cela explique probablement l’écoute sensible de l’orchestre pour le soliste. Mais dans l’oeuvre symphonique, les musiciens et leur directeur musical atteignent une hauteur qui les place au plus haut sur la pyramide des orchestres actuels. Et sur celle des concerts de la saison genevoise.
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