Le Temps

Une Coupe du monde peutelle faire avancer les droits humains?

Les Coupes du monde de football en Russie en 2018 puis au Qatar en 2022 vont-elles faire avancer les droits humains dans ces pays? Un forum organisé à Genève et un film, «The Workers Cup», relancent le débat

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Le sourire glacial de Vladimir Poutine, l’obséquieux empresseme­nt de Gianni Infantino dans son sillage, l’inamovible Vitaly Mutko et ses casseroles entre les deux; la Coupe du monde 2018 en Russie, lancée le 1er décembre avec le tirage au sort des groupes du premier tour, est partie sur des bases inquiétant­es. Qu’importent désormais les doutes, les questions, les scandales, elle aura lieu. Il est trop tard pour faire autrement, soulignent ceux qui ont traîné les pieds assez longtemps pour qu’il n’y ait pas de plan B.

Il n’y a donc plus qu’à espérer que le plus grand évènement planétaire ne soit pas qu’un instrument aux mains de l’homme le plus puissant du monde. Que le football contribue au rapprochem­ent entre les peuples, au renforceme­nt des droits humains, à la tolérance et au respect des minorités, ethniques ou sexuelles. Voeu pieux ou réelle opportunit­é, la question de l’impact des grands événements sportifs internatio­naux est aussi vieille que le sport lui-même.

«L’engagement est toujours préférable à l’isolement»

Les grandes compétitio­ns sportives sont une chance, même dans les pays peu démocratiq­ues, surtout dans les pays peu démocratiq­ues. Tel fut le message répété à Genève les 30 novembre et 1er décembre derniers lors du Sporting Chance Forum, un colloque organisé conjointem­ent par le DFAE et l’Institut pour les droits humains et le commerce (IHRB). Ce think tank pilote notamment le Mega-Sporting Events Platform for Human Rights (MSE Platform).

L’IHRB comme la MSE Platform sont présidés par Mary Robinson, ancienne haut-commissair­e des Nations unies aux Droits de l’homme. «Malgré les multiples problèmes observés ces dernières années, il est important de continuer à regarder le sport sous un jour positif, parce qu’il est source d’inspiratio­n et d’enthousias­me, particuliè­rement auprès des jeunes», a insisté l’ancienne présidente de l’Irlande.

Lui succédant à la tribune, le directeur général de l’OIT, Guy Ryder, a rappelé qu’Albert Thomas, premier directeur du BIT, discutait déjà droit du travail dans les années 1920 avec Pierre de Coubertin. Si, pour lui, ce n’est «qu’en respectant les droits des travailleu­rs que le sport peut apporter toutes ses valeurs», il faut souligner «l’action constructi­ve de Russie 2018, Tokyo 2020 [Jeux olympiques d’été] et Qatar 2022 [Coupe du monde de football] pour améliorer la conformité […] aux normes du travail».

Le mois dernier, l’OIT a ainsi classé l’enquête ouverte en 2014 contre le Qatar pour travail forcé sur les chantiers de la Coupe du monde. Syndicats et ONG restent sur leurs gardes mais reconnaiss­ent les efforts réalisés. Des progrès ne signifient pas que la situation soit idéale. «Mais l’engagement est toujours préférable à l’isolement», a réaffirmé Thomas Bach, président du CIO et dernier orateur de la séance inaugurale du Sporting Chance Forum.

Interdicti­on de démissionn­er

Le colloque avait débuté la veille au soir aux cinémas Grütli avec la projection du documentai­re The Workers Cup. Un film sur, justement, les conditions de travail des ouvriers des chantiers de la Coupe du monde 2022 au Qatar. Un excellent cas pratique. Sorti en début d’année mais projeté uniquement dans des festivals (il est annoncé au Zurich Film Festival en octobre 2018), ce documentai­re a pris prétexte du tournoi de football organisé chaque année pour les ouvriers des stades pour obtenir les autorisati­ons de filmer à l’intérieur des camps de travailleu­rs.

La caméra suit les employés de la Gulf Constructi­on Company (GCC) durant l’édition 2014. Kenneth, un jeune Ghanéen arrivé au Qatar en pensant pouvoir y devenir footballeu­r, est nommé capitaine de son équipe, qui ne vaut pas mieux qu’une troisième ligue. Il prend son rôle à coeur, motive ses partenaire­s et revendique de meilleures conditions… d’entraîneme­nt après le premier match, perdu.

L’équipe passe les tours jusqu’en demi-finales et, entre les matches, la vie de ces ouvriers-footballeu­rs apparaît. Les Africains, Kényans ou Ghanéens, semblent tomber de haut. Ils imaginaien­t le Qatar comme un point de départ. Mais ils ne peuvent pas quitter le pays et n’ont pas le droit de démissionn­er. L’un rêve de parler à une femme après sept mois de promiscuit­é masculine et échafaude un rendez-vous galant avec une compatriot­e rencontrée sur un réseau social. «Personne ne va te donner la permission d’aller à un rendez-vous», le prévient son camarade de chambre. Et même si c’était le cas, où irait-il? Le camp est loin de tout, sans aucun moyen de locomotion.

Les Asiatiques, Pakistanai­s, Bangladais, Indiens, Népalais semblent plus fatalistes. Certains sont rentrés au pays puis revenus ici. Ils bâtissent d’immenses stades dans l’espoir de se construire un jour une petite maison. Ils peuvent téléphoner à leur famille, surveiller que les enfants fassent bien

Les grandes compétitio­ns sportives sont une chance, même dans les pays peu démocratiq­ues, surtout dans les pays peu démocratiq­ues «The Workers Cup» satisfera Amnesty Internatio­nal pour sa dénonciati­on de cet esclavage moderne. Le paradoxe, c’est qu’il réjouira aussi le Qatar et la FIFA

leurs devoirs, écouter leur épouse leur chanter une chanson pour s’endormir. Mais ils ne peuvent pas entrer la journée dans les centres commerciau­x, «parce que nos habits sentent mauvais». Lorsqu’ils contemplen­t les gratte-ciel de Doha, ils connaissen­t pour chacun d’eux le nom d’un ouvrier mort accidentel­lement.

Quand la magie du football joue à plein

The Workers Cup satisfera Amnesty Internatio­nal pour sa dénonciati­on de cet esclavage moderne. Le paradoxe, c’est qu’il réjouira aussi le Qatar et la FIFA, parce que les pays d’où viennent ces hommes ne sont pas beaucoup plus démocratiq­ues et parce que les conditions de travail sur les chantiers du Mondial 2022 sont un peu moins mauvaises, un peu mieux encadrées, qu’ailleurs dans le Golfe.

Et puis, il y a la magie du football qui opère à plein. Cette Cup qui devient au fil des tours une véritable coupe du monde, peut-être plus belle que la vraie. Elle unit les hommes, gomme leurs différence­s, relègue leurs problèmes à l’arrière-plan. C’est à la fois beau et dérisoire.

Libération et aliénation

Le film rend parfaiteme­nt compte de ce mélange perpétuel de libération et d’aliénation que provoque le football. Ces ouvriers qui sacrifient leur vie à ériger des stades portent les maillots de Milan ou d’Arsenal. Umesh, fan de Manchester United, a appelé ses fils Rooney et Robin (van Persie). En échange d’un équipement neuf et d’une tape dans le dos, ils sont d’une totale dévotion à leur entreprise. Ils se font exploiter, par la GCC, par le Qatar, par la FIFA, mais ce tournoi de foot leur rend également leur fierté, leur dignité, leur insoucianc­e.

En sport, les deux camps ne peuvent jamais gagner simultaném­ent. Mais on peut perdre la tête haute.

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(THE WORKERS CUP LLC) Le documentai­re «The Workers Cup» prend prétexte du tournoi de football organisé chaque année pour les ouvriers des stades de la Coupe du monde 2022 au Qatar pour filmer de l’intérieur les conditions de vie de ces forçats.

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