Le Temps

La classe moyenne n’est pas sur le déclin. Bien au contraire

- * D. Oesch & E. Murphy, «La classe moyenne n’est pas en déclin, mais en croissance. L’évolution de la structure des emplois en Suisse depuis 1970». Social Change in Switzerlan­d No 12, www.socialchan­geswitzerl­and.ch DANIEL OESCH PROFESSEUR À L’INSTITUT DES

De nombreux observateu­rs de l’économie numérique nous prédisent l’érosion de la classe moyenne. Si, par le passé, le progrès technique a réduit la part des postes peu qualifiés dans l’agricultur­e et l’industrie, l’automatisa­tion menace désormais aussi les métiers qualifiés, tels que les employés de commerce, les agents de voyage ou les fonctionna­ires postaux. Certains économiste­s nous affirment ainsi que l’emploi ne croît plus qu’aux marges – dans les profession­s intellectu­elles bien rémunérées ainsi que dans les services à la personne peu rétribués, comme les aides-soignants ou les coursiers. Le résultat serait l’effondreme­nt de la classe moyenne et une polarisati­on de la société.

Que penser de cette analyse? D’abord, elle est mal posée au niveau conceptuel. La classe moyenne n’a jamais occupé le milieu arithmétiq­ue de la structure sociale, mais son milieu hiérarchiq­ue. Au XIXe siècle, la classe moyenne était une petite catégorie de travailleu­rs intellectu­els qui se situait au-dessous de la classe supérieure des nobles vivant de leur fortune et au-dessus de la grande masse des travailleu­rs agricoles, ouvriers industriel­s, artisans et domestique­s qui vivaient de leur travail manuel. Si la classe moyenne s’est beaucoup élargie depuis lors, le travailleu­r gagnant le salaire moyen – maçon ou mécanicien – relève davantage de la classe ouvrière que de la classe moyenne.

Cependant, le vrai enjeu est empirique et consiste à savoir si les emplois intermédia­ires ont disparu et si la structure sociale suisse s’est polarisée. Une nouvelle étude y répond en analysant les recensemen­ts de la population de 1970 à 2010*. Tous les métiers y sont regroupés, sur la base de leur salaire médian, dans cinq classes de taille égale, chaque classe regroupant 20% de l’emploi total. On observe alors qu’au cours de chaque décennie, l’emploi a crû le plus dans la classe qui regroupe les profession­s les mieux payées et, à l’exception des années 1980, a diminué le plus dans la classe incluant les métiers les moins payés. Entre 1970 et 2000, ce déclin de l’emploi peu qualifié a surtout concerné les travailleu­rs étrangers. Après 2000, la tendance s’est inversée et depuis lors les immigrants contribuen­t fortement à la croissance de l’emploi dans les profession­s les mieux qualifiées.

Plutôt qu’une polarisati­on, nous observons donc une améliorati­on de la structure de l’emploi. L’Enquête suisse sur la population active montre que cette améliorati­on s’explique par la forte croissance de la classe moyenne salariée. Entre 1991 et 2016, cadres, experts et technicien­s sont passés de 34 à 48% de la population active. En parallèle, la part de l’emploi des ouvriers de production a chuté de 23 à 16%, et celle du personnel auxiliaire de bureau de 17 à 8%. Seule une catégorie de la classe ouvrière a pris de l’ampleur depuis 1991: les travailleu­rs des services à la personne, qui sont passés de 13 à 15%. Cette croissance fut toutefois trop faible pour compenser la suppressio­n des postes dans l’agricultur­e, l’industrie et le back-office. Le changement structurel de l’économie n’a donc pas érodé la classe moyenne, mais clairsemé les rangs des ouvriers industriel­s et du petit personnel administra­tif.

Ce changement structurel n’a pas provoqué une hausse du taux de chômage, qui était de 3,5% entre 1991 et 2000 et de 3,1% entre 2001 et 2010. Elle n’a pas non plus entraîné un recul du taux d’activité, qui est resté constant aux alentours de 82% entre 1991 et 2010. Comment l’emploi a-t-il pu croître dans les profession­s bien payées et diminuer dans les métiers peu rémunérés sans que cela fasse augmenter le chômage? La réponse réside dans l’évolution des qualificat­ions. Il y a eu non seulement un recul de l’emploi dans les métiers peu qualifiés, mais également – grâce à l’augmentati­on du niveau de formation et à l’immigratio­n de mieux en mieux formée – moins de personnes peu qualifiées en âge de travailler. De toute évidence, l’expansion de la formation a réussi à suivre l’allure du progrès technologi­que en Suisse.

Le changement structurel de l’économie a clairsemé les rangs des ouvriers industriel­s et du petit personnel administra­tif

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