Le Temps

Harry Dean Stanton, le rôle d’une vie… enfin

Découvert en compétitio­n à Locarno, «Lucky» célèbre un éternel second couteau, décédé il y a trois mois à l’âge de 91 ans. Interview de John Carroll Lynch, acteur qui signe là sa première réalisatio­n

- STÉPHANE GOBBO @StephGobbo

Un film trop classique. C’est peut-être la conclusion à laquelle était arrivé, en août dernier, le jury du 70e Locarno Festival. Toujours est-il que parmi les dix-huit longs-métrages qui concouraie­nt en compétitio­n officielle, Lucky est l’un des seuls dont on garde, au moment où il sort dans les salles romandes, un souvenir aussi fort.

Première réalisatio­n de l’acteur John Carroll Lynch – vu chez les Coen, Eastwood, Scorsese, Fincher ou encore John Woo – le film raconte l’histoire du personnage éponyme. Elle restera aussi la dernière apparition à l’écran d’Harry Dean Stanton, décédé en septembre à l’âge de 91 ans. A savoir un comédien à l’imposante filmograph­ie, mais qui, jusque-là, n’avait eu qu’un autre rôle principal, dans Paris, Texas (1984), de Wim Wenders.

La première séquence du film tient du sublime. Au son d’une rengaine mexicaine, Lucky se lève, allume une cigarette avant même de se raser. Une fois habillé, ses santiags au pied, il sort dans le soleil de l’Arizona dans un plan qui cite une image iconique de La Prisonnièr­e du désert (John Ford, 1956). Lucky est un cow-boy solitaire. Au diner, il joue aux mots croisés et se demande si le mot «réalisme» existe vraiment. Chez lui, il regarde à la télévision des émissions de jeux bêtifiante­s. Le soir, dans un bar où il aime écluser un «bloody maria» et braver l’interdicti­on de fumer, il cause avec Howard (David Lynch, aucun lien avec John Carroll). Lucky est peut-être un film classique. C’est surtout une magnifique célébratio­n du cinéma, tant il reprend des motifs connus pour les réinterpré­ter dans un constant désir de servir non seulement le récit, mais aussi et surtout Harry Dean Stanton, qui semble à la foi jouer et être lui-même.

«Lucky» est plus qu’un film sur un personnage surnommé Lucky. Il s’agit aussi d’un film sur un homme, Harry Dean Stanton, dont Sam Shepard disait qu’il est «un de ces acteurs dont le visage est histoire»… C’est une excellente citation, et Sam savait de quoi il parlait, puisqu’il était lui aussi un de ces acteurs dont le visage est histoire. Le film est bien sûr un hommage à Harry, c’est une célébratio­n de son travail et de sa vie. Je ne me serai d’ailleurs pas intéressé à ce projet s’il s’agissait d’un film convention­nel, et lui non plus je pense.

En même temps, le film célèbre une certaine mythologie américaine, en premier lieu le western. Lucky rappelle la figure du cow-boy solitaire… Oui, absolument, l’image est juste. Lucky est un personnage solitaire qui croit en son autonomie, et qui, en termes de western, se sent comme un dur à cuire. Ce n’est pas qu’il ne respecte pas la société, mais plutôt qu’il l’ignore. Il cherche sa propre intégrité dans le monde, et à travers son voyage il va découvrir que s’il se croyait seul, il n’a dans le fond jamais été seul. Comment avez-vous travaillé avec Harry Dean Stanton? Il vous a simplement suffi de le laisser être qu’il est? Notre relation acteur-réalisateu­r a été standard. Lorsqu’il me semblait qu’il n’avait pas besoin de cadre, je le laissais faire, mais à d’autres moments, nous parlions de la manière dont il devait jouer Lucky. Ma tâche première a été d’être le gardien de Lucky, de m’assurer que le spectateur comprenne dans quelle direction il va, tant émotionnel­lement qu’intellectu­ellement. Avec Harry, nous avons beaucoup parlé de son voyage.

Avez-vous également parlé de manière plus globale de ce vieil homme, en lui inventant par exemple un passé, afin de savoir d’où il vient? Non, car Harry n’est pas un acteur qui aime cela. Il ne travaille pas ainsi. Il travaille avec l’idée qu’Harry Dean Stanton devient un personnage et que tout part de là. Dans ce cas précis, le scénario était tellement basé sur qui il est vraiment qu’il n’avait qu’à simplement s’inspirer de luimême pour trouver le personnage, ce qui l’a d’ailleurs parfois mis dans une position inconforta­ble. Nous parlions donc plutôt de la meilleure façon d’intégrer tel élément de sa biographie et n’avons pas eu besoin d’inventer des histoires qui existeraie­nt en dehors du scénario. Harry a toujours cherché à être dans le moment présent, jamais dans le passé.

«Le film est bien sûr un hommage à Harry Dean Stanton, c’est une célébratio­n de son travail et de sa vie» L’acteur principal de «Lucky» est décédé en septembre à l’âge de 91 ans.

Dans le film, les cultures américaine et mexicaine sont profondéme­nt liées. Doit-on y voir un sous-texte politique, à l’ère de Trump et de ses attaques répétées envers l’immigratio­n? Pour moi, au-delà de la politique, cette situation est tout simplement juste. En Arizona, la communauté hispanopho­ne est très importante. Certains sont là depuis des génération­s, bien avant la création des Etats-Unis; d’autres sont des immigrants plus récents. Je voulais simplement refléter l’Amérique dans laquelle je vis. Si le film devait véhiculer un message politique, ce serait simplement qu’il s’agit là de la vérité.

VVVLucky, de John Carroll Lynch (Etats-Unis, 2017), avec Harry Dean Stanton, David Lynch, Ron Livingston, Ed Begley Jr, 1h28.

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(XENIX FILM)
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JOHN CARROLL LYNCH RÉALISATEU­R DE «LUCKY»

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