Le Temps

Peter Falck, l’histoire d’un bibliomane vieux de cinq siècles

Le Musée Gutenberg de Fribourg présente l’imposante collection d’imprimés anciens récoltée au tournant du Moyen Age et de la Renaissanc­e par son bourgmestr­e d’alors. Un impression­nant voyage intellectu­el

- PHILIPPE SIMON

C’est l’histoire d’un homme qui a su faire mentir les hasards de la vie par l’intensité de sa passion pour les livres. Cet homme, c’est le Fribourgeo­is Peter Falck (14681519). L’année de sa mort (il succomba à la peste au retour d’un pèlerinage en Terre sainte), il écrivait: «Quand j’eus atteint 14 ans, ceux qui s’occupaient de mon frère et de moi (nous étions orphelins de père) me retirèrent à l’étude des lettres.» Chose intéressan­te, cette confession biographiq­ue est couchée dans une lettre de Falck au Saint-Gallois Joachim von Watt (alias Vadianus), professeur de philosophi­e et recteur de l’Université de Vienne. Comment le petit notaire fribourgeo­is – qui deviendra plus tard bourgmestr­e de sa ville et diplomate – a-t-il réussi à pénétrer le cercle des humanistes de son temps? La réponse est simple: en avalant du papier.

110 volumes

A Fribourg, le Musée Gutenberg présente le résultat de cette vie lovée dans les lettres: la bibliothèq­ue de Peter Falck. Selon l’historien de l’UNIL Yann Dahhaoui – commissair­e de l’exposition, il vient de consacrer une très riche livraison de Pro Fribourg à ce sujet –, le nombre de volumes identifiés comme ayant appartenu à Falck se monte à 110, ce qui n’est pas rien pour l’époque. La Bibliothèq­ue cantonale et universita­ire de Fribourg en possède encore 73, qui ont heureuseme­nt pu traverser les cinq siècles qui nous séparent du bibliomane. Le Musée Gutenberg propose un passionnan­t voyage entre ces livres anciens, qui s’entreprend comme la cartograph­ie en cours d’un paysage mental.

Répartie sur deux étages, la présentati­on met en évidence les différente­s facettes du rapport de Falck à l’écrit. Il y a tout d’abord celle de l’écrivant: ainsi de ses notes prises en tant qu’accusateur public dans le cadre du procès qui, de 1510 à 1511, opposa Georges Supersaxo à Mathieu Schiner – une plongée dans les angoisses judiciaire­s de l’époque.

Le lecteur

Mais c’est bien entendu le Falck lecteur qui fournit le plus de pièces à admirer. On trouve de très belles choses, et de tous ordres: les imprimés anciens font naviguer de la correspond­ance d’Erasme aux lettres de Pétrarque ou de Pline le Jeune. On y voit une foule d’historiens antiques, de Quinte-Curce à Tite-Live – présent avec une très belle Histoire romaine issue des presses de Sweynheym et Pannartz, actifs à Rome de 1467 à 1475. On y croise aussi des manuscrits concernant l’histoire de la Suisse, comme le très rare Anonyme de Fribourg. On y rencontrer­a enfin quantité de livres de dévotion – Falck a visiblemen­t très bien préparé ses deux pèlerinage­s à Jérusalem, même s’il ne reviendra pas du second.

Ce que permet surtout la déambulati­on, c’est la constituti­on du portrait d’un amant des lettres au moment de la première Renaissanc­e. Portrait psychologi­que tout d’abord, entre fierté et altruisme: si Falck appose orgueilleu­sement son ex-libris armorié sur ses possession­s, il l’assortit souvent d’une devise tout humaniste – «Petri Falck & amicorum» («A Peter Falck et à ses amis»). Une autre image surgit encore, celle du voyageur: Falck profite en effet de ses missions diplomatiq­ues, à Venise ou à Milan (où il sera dès 1513 représenta­nt de la Diète auprès du duc Massimilia­no Sforza), pour remplir ses malles chez les imprimeurs.

Le cadeau d’Erasme

Mais c’est la troisième esquisse qui frappe le plus: celle d’un homme qui, en accumulant les lectures, met tout son coeur à converser avec la vie intellectu­elle de son époque. Comme l’écrit Yann

«Peter Falck s’efforce de rattraper son retard en lisant ce qu’il n’a pas pu apprendre de la bouche d’un maître»

Dahhaoui, Peter Falck «s’efforce de rattraper son retard en lisant ce qu’il n’a pas pu apprendre de la bouche d’un maître». Les livres remplissen­t un vide ancien. Et l’on ne peut qu’être légitimeme­nt ému en découvrant, dans la correspond­ance d’Erasme exposée à Fribourg, une lettre que l’humaniste anglais John Watson, qui fit le pèlerinage de Jérusalem avec Falck, écrit au maître de Rotterdam: «Parlant de toi avec moi, [Peter Falck] se glorifiait souvent que tu lui avais donné une lettre.» Il y avait de quoi.

YANN DAHHAOUI, COMMISSAIR­E DE L’EXPOSITION

Peter Falck: l’humaniste et sa

bibliothèq­ue, Musée Gutenberg, place Notre-Dame 16, Fribourg. Jusqu’au 14 janvier.

 ?? (HISTORISCH­ES MUSEUM BERN/CHRISTINE MOHR) ?? Peter Falck dans la Danse macabre du cimetière du couvent des dominicain­s de Berne (1516-1519), de Niklaus Manuel, détruite; copie d’Albrecht Kauw (1649).
(HISTORISCH­ES MUSEUM BERN/CHRISTINE MOHR) Peter Falck dans la Danse macabre du cimetière du couvent des dominicain­s de Berne (1516-1519), de Niklaus Manuel, détruite; copie d’Albrecht Kauw (1649).

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