Le Temps

«Ce n’est pas à moi de former un rival»

Lors de sa grande conférence de presse annuelle, le président russe, candidat à sa propre succession, s’est montré très incisif sur les thèmes de la politique étrangère et de la défense. Récit

- EMMANUEL GRYNSZPAN, MOSCOU @_zerez_

Le président russe, Vladimir Poutine, a fait son entrée jeudi pour sa grande conférence de presse annuelle avec huit minutes de retard. Cet exercice, diffusé en direct sur trois chaînes télévisées et autant de radios, oppose le maître du Kremlin à un bon millier de journalist­es agitant des pancartes parfois fantaisist­es dans l’espoir d’améliorer leurs chances d’obtenir le micro. Vladimir Poutine est flanqué de son fidèle porte-parole Dmitri Peskov, qui a tout récemment déclaré qu’aucun autre candidat à la présidence ne dispose d’une «maturité» comparable, ni d’un tel «soutien populaire».

Le maître du Kremlin a tenu là sa treizième grande conférence de presse en dix-huit années au pouvoir, et certaineme­nt pas la dernière, puisqu’il s’apprête à gouverner le pays pour six ans supplément­aires, voire davantage.

Candidat sans étiquette

En toute logique, c’est sur ce thème que portent les premières questions: «Pourquoi vous lancez-vous de nouveau dans une campagne électorale, quelle sera votre mission?» et «Pourquoi n’y a-t-il toujours pas de numéro 2 et n’êtes-vous pas las?» La réponse est aussi convenue que possible: «La Russie doit se tendre vers le futur, et le système politique doit être souple.» Mais, alors que tout le monde l’attend sur ce point, Vladimir Poutine refuse de dévoiler son programme politique, notant juste qu’il est «pratiqueme­nt prêt». Seule informatio­n substantie­lle: il se présentera comme candidat sans étiquette, se détachant ainsi du parti au pouvoir Russie unie.

Sur la tenue du scrutin, Poutine se dit favorable à la concurrenc­e politique, tout en ajoutant que les opposants ne représente­nt pas de concurrenc­e au pouvoir actuel «à cause d’une spécificit­é russe». Suit une boutade: «Ce n’est pas à moi de former un concurrent.» Sauf que son concurrent principal, Alexeï Navalny, est interdit de participat­ion au scrutin pour une condamnati­on en justice considérée par la Cour européenne des droits de l’homme comme «politiquem­ent motivée». Le blocage de la candidatur­e de Navalny est soulevé par la journalist­e Ksenia Sobtchak, qui est également candidate à la présidenti­elle. Elle fait remarquer qu’«être opposant en Russie, cela signifie qu’on va te tuer, te coller en prison ou quelque chose de ce genre […]. Pourquoi le pouvoir a-t-il si peur de la concurrenc­e honnête?»

Réponse de Poutine. Sans prononcer le nom de Navalny – il ne le fait jamais – il le compare à l’ex-président géorgien Mikheil Saakachvil­i (qu’il déteste et auquel il a fait la guerre en 2008), affirmant qu’il souhaite «déstabilis­er la situation dans le pays […]» et ajoute: «Je suis certain que la grande majorité des Russes ne le veulent pas.» Tonnant que le pouvoir ne craint personne, il lâche: «Le pouvoir ne doit pas ressembler à un type retirant paresseuse­ment du chou de sa barbe. Nous ne voulons pas une seconde édition de l’Ukraine en Russie. Nous ne le voulons et ne le tolérerons pas.» Ce faisant, Poutine trahit la nature politique du blocage de la candidatur­e de Navalny au scrutin, où la justice n’a été qu’un prétexte.

Un «agent américain»

Interpella­nt le président sur la sévérité de la justice envers les opposants, une journalist­e cite l’exemple de gens emprisonné­s en préventive pour avoir partagé des publicatio­ns sur les réseaux sociaux, le cas du célèbre metteur en scène Kirill Serebrenni­kov, celui du frère d’Alexeï Navalny. Tandis que cette même justice accepte qu’Igor Setchine, le «Monsieur énergie» du président, ignore plusieurs convocatio­ns au tribunal et que l’influent politicien Andreï Tourtchak, commandita­ire présumé d’une agression contre un journalist­e, n’a jamais été interrogé. Vladimir Poutine dit refuser qu’il puisse exister «deux poids, deux mesures». En ajoutant: «Concernant le fait que certains sont emprisonné­s, vous considérez que c’est injuste, les enquêteurs pensent le contraire.»

Cet échange est typique des conférence­s de presse du président russe. Vladimir Poutine «glisse» sur les questions acerbes sans vraiment y répondre.

Dans la même veine, un journalist­e demande au président qui est responsabl­e de la nomination de Grigory Rodchenkov à la tête de l’agence russe antidopage, alors que ce dernier était déjà mouillé dans une affaire de dopage. Exilé depuis aux Etats-Unis, Rodchenkov a dévoilé l’ampleur du dopage chez les athlètes russes. Vladimir Poutine trouve «étrange que [Rodchenkov] ait traîné toute cette merde du Canada aux Etats-Unis et qu’on l’ait laissé passer». Poutine admet savoir qui a nommé Rodchenkov mais a refusé d’identifier cette personne: «A quoi bon maintenant?» Faisant allusion à Rodchenkov, il a déclaré qu’«il ne faut pas travailler avec des gens qui ont commis une tentative de suicide». Puis insinue qu’il est un agent au service des Américains et que ces derniers le droguent.

L’essentiel des questions porte sur la politique sociale. Le ronronneme­nt présidenti­el devient plus émotionnel lorsque sont abordés les thèmes de la politique étrangère et de la défense. Interrogé sur l’augmentati­on continue des dépenses de sécurité, qui représente­nt près de 30% des dépenses globales du budget, Poutine répond sèchement: «Et

«Le pouvoir ne doit pas ressembler à un type retirant paresseuse­ment du chou de sa barbe» VLADIMIR POUTINE

s’ils viennent, assassinen­t et violent?»… mais sans préciser l’identité de ces effrayants agresseurs potentiels. Il s’insurge contre ceux qui placent la Russie sur le même rang que la Corée du Nord ou l’Iran. Il accuse les EtatsUnis d’être responsabl­es du développem­ent d’un programme nucléaire de la Corée du Nord par leurs «provocatio­ns» et leurs «conditions».

Des Bouriates en Ukraine

Enfin arrive le thème le plus sensible. Poutine explique longuement que les Ukrainiens sont en fait des Russes, un discours appuyé par de nombreux applaudiss­ements de journalist­es proches du pouvoir, qui dominent l’assemblée. Signe que le pouvoir peine toujours à digérer que l’Ukraine se soit séparée de la Russie. Interpellé sur la présence de soldats bouriates (ethnie vivant à l’est du lac Baïkal) dans les régions séparatist­es pro-russes d’Ukraine, Vladimir Poutine réaffirme que «l’armée russe ne se trouve pas dans le Donbass. Il existe en revanche des formations policières et militaires capables de repousser n’importe quelle offensive massive contre le Donbass.» A bon entendeur...

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(ALEXEI NIKOLSKY, SPUTNIK, KREMLIN POOL PHOTO VIA AP) Vladimir Poutine se retournant vers son porte-parole au cours de la conférence de presse de jeudi.

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