Le Temps

La corruption tue en Afrique du Sud

AFRIQUE AUSTRALE Le Congrès national africain (ANC) devrait se donner dimanche un nouveau dirigeant, en lieu et place du chef de l’Etat, Jacob Zuma. Au Kwazulu-Natal, la province d’origine du président, les contrats occasionne­nt de nombreux meurtres

- VALÉRIE HIRSCH, JOHANNESBU­RG

La veuve de Sithembiso Mhlongo, un leader de la Ligue des jeunes du Congrès national africain (ANC), est assise, la tête baissée, les bras serrés sur sa poitrine. Non, elle ne donnera pas d’interview. Mais elle tient à montrer l’album de son mariage, en juin, avec «Sthe», comme l’appelaient ses proches. Un bel homme de 34 ans, rayonnant, élégant, est entouré de cinq garçons d’honneur en tenue. Un beau mariage pour ce couple qui habitait une petite maison en brique nue d’une seule chambre dans le township de Mpophomeni, au coeur du verdoyant Kwazulu-Natal.

Exécution à bout portant

L’an dernier, Sthe était devenu conseiller de district. Dans les townships frappés par un chômage élevé (45% des adultes à Mpophomeni en 2011), les emplois publics sont le sésame pour sortir de la pauvreté. Il venait de s’offrir une Mercedes, symbole de sa réussite sociale. La vie lui souriait, jusqu’à cette nuit fatidique du 23 novembre, quand deux hommes armés ont frappé à sa porte, en prétendant être de la police. Et l’ont abattu à bout portant.

Sthe est le 29e homme politique – dont 19 de l’ANC – tué au Kwazulu-Natal depuis 2016. «Ceux qui contestent certaines décisions risquent leur vie, explique Bonginkosi Ndlovu, un ami de la victime qui travaille pour une ONG locale. Il se battait pour que les budgets alloués aux jeunes ne soient pas coupés.» Ou détournés. Comme ce terrain de foot du township, un simple gazon, qui aurait englouti plus de 360000 francs. Une «banale» affaire de corruption, comme il en existe dans presque toutes les municipali­tés du pays. Mais le journal Natal Witness avance une autre explicatio­n: Sthe et deux autres élus, assassinés dans les environs, étaient impliqués dans un contrat de fourniture de repas scolaires, attribué par le ministère provincial de l’Education. Un contrat toujours en cours, bien qu’il ait été annulé en justice pour irrégulari­tés. Selon une source, il visait à alimenter un réseau de patronage parrainé par un leader provincial de l’ANC. Les fournisseu­rs évincés ou une autre faction du parti se seraient vengés.

Jamais sans garde du corps

«Les gens sont tués pour l’accès aux postes de conseiller municipal et l’accès aux ressources», explique Sihle Sikalala, le président de l’ANC du Kwazulu-Natal. Les deux sont liés dans un pays où pouvoir politique rime désormais avec enrichisse­ment personnel. Selon l’auditeur général, les dépenses «irrégulièr­es» du service public ont doublé en un an pour atteindre 4 milliards de francs en 2016/17. Le président Jacob Zuma est lui-même accusé d’avoir «capturé» les institutio­ns du gouverneme­nt pour protéger des réseaux d’hommes d’affaires (et même de criminels), qui ont notamment bénéficié à sa famille. La corruption au sein de l’ANC est devenue un thème majeur du congrès de ce week-end (voir encadré). Le Kwazulu-Natal est toutefois la seule province où elle engendre autant de victimes. Plus aucun leader politique ne s’y déplace sans garde du corps.

La région – le pays des Zoulous, l’ethnie de Zuma, dominante dans le pays et au sein du parti au pouvoir – a pourtant vécu deux décennies de calme. Selon l’experte Mary de Haas, qui observe la situation depuis les affronteme­nts sanglants du début des années 90 entre l’ANC et le parti Inkhata, «les tueurs à gages se sont recyclés dans les compagnies de sécurité privée. Celles-ci se sont d’abord mises au service des patrons de taxis collectifs, engagés dans une lutte meurtrière pour le contrôle des routes. Maintenant, elles protègent les hommes politiques et font leur sale boulot. Depuis deux ans, il n’y a eu qu’une seule condamnati­on en justice. A chaque fois, les assassins et les témoins disparaiss­ent ou sont abattus. Les réseaux de complicité vont jusqu’en haut!»

Sur le terrain de sport d’un village, Thabiso Zulu organise des activités pour des jeunes en congé scolaire. La veille, cet ancien conseiller municipal de l’ANC a reçu une énième menace de mort. «J’ai demandé à la police de me protéger mais elle ne fait rien», dénonce-t-il d’une voix ferme. Il affirme détenir des dossiers sur 22 affaires de détourneme­nt d’argent dans sa région, au sud-ouest de Durban. En septembre, Zulu a dénoncé la corruption lors d’une cérémonie en hommage à son ami Sindiso Magaqa, abattu pour avoir posé trop de questions sur un chantier inachevé d’une salle communale, qui a coûté plus d’un million de francs. «Cinq élus ont été exécutés dans ma région pour avoir dénoncé la corruption, affirme-t-il. On connaît le commandita­ire, un leader régional surnommé le «cobra noir qui tue mais n’est jamais pris». L’un des assassins de Magaqa a été liquidé lors d’une attaque de transport de fonds et, comme par hasard, l’autre a disparu.»

«Comme du whisky dans une mosquée»

Pour cet homme constammen­t sur le qui-vive, «espérer que le congrès de l’ANC va changer quelque chose, c’est comme demander un whisky dans une mosquée»! Lors de l’élection de Zuma en 2009, poursuit-il, «on a tous cru qu’il se mettrait au service du peuple. Je ne pense pas qu’un leader puisse sauver l’ANC. Seule une défaite aux élections de 2019 pourra régénérer le parti. Alors seulement, peut-être, la police et la justice recommence­ront à faire leur travail.»

Un terrain de foot, un simple gazon, aurait englouti plus de 360000 francs

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