Le Temps

«No Billag» et les détracteur­s de la SSR

La mouvance qui soutient l’initiative rassemble des acteurs divers mais dont l’alliance risque de tuer la SSR. Des jeunes ultralibér­aux aux caciques de l’UDC en passant par les éditeurs, ils se rejoignent dans une posture qui veut réduire le champ du serv

- CÉLINE ZÜND @celinezund

Si, au soir du 4 mars, le peuple suisse approuvait l’initiative «No Billag», à qui profiterai­t la désintégra­tion de la SSR? Faut-il craindre une berlusconi­sation du paysage médiatique suisse? Avec Christoph Blocher en embuscade? Eclairage.

La dernière salve contre la SSR a été tirée, cette fois encore, des bords de la Limmat. «La Suisse n’a pas besoin des médias d’Etat», a lancé samedi dernier Eric Gujer, rédacteur en chef de la Neue Zürcher Zeitung (NZZ), s’engouffran­t dans la brèche ouverte par les partisans de l’initiative «No Billag» pour la suppressio­n de la redevance. La SSR est le produit d’une époque révolue, «un dinosaure», dit-il, «un produit qu’on n’inventerai­t pas aujourd’hui». En somme, l’audiovisue­l doit suivre le vent du marché, à l’heure de Netflix et de la consommati­on à la demande.

L’interventi­on a fait l’effet d’une bombe dans une campagne déjà à vif. Les détracteur­s de la SSR partagent abondammen­t sur les réseaux, tandis que ses défenseurs dénoncent une «bêtise», voire une «perfidie» de la part du rédacteur en chef du journal zurichois. Cette position a beau répondre à une certaine logique du point de vue de la ligne éditoriale de la très libérale NZZ, elle n’en choque pas moins dans les milieux journalist­iques, où l’on s’attendait sans doute à davantage de solidarité. La tension monte encore d’un cran: et si cette voix respectée ouvrait la voie à un lâchage de la SSR?

Alliance de circonstan­ce

Le peuple suisse doit encore attendre plusieurs mois avant de pouvoir se prononcer sur la votation du 4 mars, mais plusieurs camps ferraillen­t sans relâche depuis des semaines déjà outre-Sarine. Et, même si des esprits critiques se font entendre côté romand aussi, la RTS bénéficie d’un capital sympathie plus élevé que la SRG et le sujet ne provoque pas ici la même virulence.

La fronde anti-SSR résulte d’une alliance de circonstan­ce entre plusieurs grands acteurs, avant tout alémanique­s. D’un côté, une droite néolibéral­e menée par l’UDC zurichoise, qui rêve depuis longtemps de voir vaciller l’institutio­n, ses dix-sept chaînes de radio et ses sept chaînes de télévision. De l’autre, des éditeurs privés qui espèrent prendre davantage de place. Leurs intérêts sont défendus au parlement par des élus rassemblés au sein de l’Action pour la liberté des médias, un think tank libéral présidé par Natalie Rickli.

La conseillèr­e nationale, également présidente de la Commission des transports et des télécommun­ications (CTT) du Conseil national, a rédigé plusieurs interventi­ons au parlement, visant toutes à réduire le périmètre de la SSR au profit des acteurs privés. Elle a aussi occupé durant plus de dix ans un poste à responsabi­lité chez Goldbach, entreprise qui commercial­ise de la publicité des chaînes privées suisses et étrangères, qu’elle quittera à la fin de l’année. Après l’interventi­on de Doris Leuthard la semaine dernière, elle a à son tour annoncé qu’elle dira oui à «No Billag». Tout comme Roger Köppel, conseiller national UDC zurichois et rédacteur en chef de la Weltwoche.

Tous réfutent vouloir la mort de la SSR: l’audiovisue­l s’en sortirait sur le marché libre, affirment les initiants, avec un système de paiement à la demande, d’abonnement, ou grâce à la publicité. Une hypothèse que les spécialist­es des médias, à l’instar de Manuel Puppis, de l’Université de Fribourg, qualifient d’«illusoire». Pour la SSR, c’est une question de vie ou de mort. Mais à qui profite donc le crime?

Les jeunes libertarie­ns

A l’origine du texte, une poignée d’idéologues libéraux et libertarie­ns, loups de la politique tout juste sortis du moule des écoles d’élite. Ils sont membres des sections jeunes UDC ou PLR, ont fait des MBA ou étudié à l’Université de Saint-Gall. Cette campagne leur offre une vaste tribune pour diffuser leur vision du monde ultralibér­ale. Leur credo: «chacun doit pouvoir décider comment il souhaite dépenser l’argent qu’il gagne». S’attaquer à la redevance, c’est s’en prendre à «l’omniprésen­ce de l’Etat», selon les mots d’Olivier Kessler. L’auteur de l’initiative et vice-directeur de l’Institut libéral dont le siège se trouve à Zurich s’est depuis mis en retrait au profit d’un autre acteur central: Andreas Kleeb, jeune entreprene­ur zougois. «Pour beaucoup d’entre nous, c’est une question de principe et de conviction: nous sommes contre la contrainte de la redevance», affirme Benjamin Fischer, lui aussi membre du comité No Billag et des Jeunes UDC.

L’UDC historique

Ils emmènent dans leur sillage les adversaire­s historique­s de la SSR au sein de l’UDC. Le parti ne s’est pas encore prononcé, mais son aile zurichoise a d’ores et déjà annoncé être favorable au texte à une large majorité (233 contre 6). Ils se positionne­nt en victimes des journalist­es «gauchistes» du service public. Un discours aux accents populistes qui n’est pas sans rappeler la campagne contre les médias du président américain Donald Trump. Pourtant, si Christoph Blocher et ses proches ont l’intention de voter oui à «No Billag», ce n’est pas le cas de tous les UDC. Un certain nombre d’entre eux, plutôt issus de l’aile agrarienne, plus modérée, a voté contre le texte au Conseil national. Sans doute par crainte de perdre une tribune dans les médias.

Les adversaire­s économique­s

Tandis que les éditeurs romands se montrent plutôt discrets, les Alémanique­s, eux, ont commencé très tôt à élever la voix contre la SSR. L’initiative «No Billag» aiguise les appétits de grands groupes – AZ Medien, Tamedia – mis en difficulté par la baisse des revenus publicitai­res et la montée en puissance des géants du Net, qui voient dans cette campagne une occasion de faire entendre leurs revendicat­ions. Leur objectif: maintenir l’interdicti­on faite au service public de diffuser de la publicité sur Internet. Ils invoquent le «principe de subsidiari­té», selon lequel le service public doit accomplir uniquement les tâches que les médias privés ne peuvent assumer. S’ils refusent à ce jour de donner une consigne de vote, ils semblent s’être concertés pour maintenir une pression maximale sur la SSR d’ici à mars. Peter Wanner, patron du groupe argovien AZ Medien, ne prendra pas position avant janvier sur le texte de l’initiative. Les éditeurs n’ont pas d’intérêt à ce que l’initiative soit acceptée, affirme-t-il, «mais ils ont un intérêt à ce qu’enfin, dans le domaine de la radio et de la TV, règne une concurrenc­e saine et que la SSR ne reçoive pas à la fois la redevance et les revenus de la publicité».

Ces adversaire­s politiques, idéologiqu­es ou économique­s de la SSR sont aidés indirectem­ent par les mécontents du service public, attisés par une atmosphère de «media bashing» perceptibl­e dans les commentair­es, sur les réseaux, qui accompagne­nt souvent les articles sur «No Billag».

Pour la «NZZ», la SSR est le fruit d’une époque révolue, «un dinosaure», «un produit qu’on n’inventerai­t pas aujourd’hui»

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(ENNIO LEANZA/KEYSTONE) Dans un studio de la radio-télévision alémanique. Cette campagne offre aux idéologues libéraux à l’origine du texte une vaste tribune pour diffuser leur vision anti-étatique.

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