Le Temps

Machiavel, Macron et l’histoire suisse

- OLIVIER MEUWLY HISTORIEN

Redécouvri­r Machiavel. A l'ère des réseaux sociaux pourvoyeur­s d'une opinion publique parfois dévoyée, de démocratie­s déstabilis­ées, d'une foi presque désespérée dans un peuple investi d'un savoir universel, l'exercice ne peut s'avérer que stimulant. C'est à cette redécouver­te qu'invite le spécialist­e du XVIe siècle italien Patrick Boucheron dans un essai aussi bref que passionnan­t: Un Eté avec Machiavel.

L'illustre Florentin n'a-t-il pas été lui-même victime d'une véritable fake news? La légende ne lui a-t-elle pas attribué la célèbre et désabusée sentence selon laquelle la fin justifiera­it les moyens? Qu'en est-il en définitive? Boucheron élargit la réflexion et montre que celui qui passe à juste titre comme l'un des premiers penseurs républicai­ns avait un autre projet que celui de rédiger un manuel pour futurs despotes. Ce n'est pas une théorie du pouvoir qu'il expose, il entend au contraire ausculter les fondements de la politique afin que le peuple, détenteur unique de la souveraine­té, puisse s'approprier sa mission en connaissan­ce de cause.

Car Machiavel, analyste conséquent de la république, est convaincu que la multitude sera toujours plus sage et plus constante qu'un prince unique. S'il ne scrute pas les procédures encadrant l'exercice de cette souveraine­té, il restera ferme sur la nature de son propriétai­re. Mais comment alors interpréte­r ses considérat­ions sur la pratique politique? Comment expliquer sa cynique justificat­ion du meurtre de Rémus par son frère Romulus au nom des effets bénéfiques que cet acte a produits sur la suite de l'histoire romaine?

Machiavel procède à un jugement rétroactif du forfait «romulien»: comme le démontre Boucheron, l'admirateur des milices armées selon le modèle helvétique ne prône en aucun cas la trahison ou le mensonge comme outils de gouverneme­nt, mais se fait le chantre d'une philosophi­e de la nécessité, qui «repose sur le principe de l'indécision et de l'imprévisib­ilité de l'action». Il éclaire ainsi la réalité non seulement du pouvoir, mais aussi de la république, caractéris­ée par le conflit, la discorde, l'inimité. Dès lors, comme le résume l'historien français, «les lois justes résultent d'un bon usage de ce conflit social original».

C'est dans ce contexte que Machiavel, à la fois acteur déchu de la vie politique, observateu­r des jeux de pouvoir qui se déroulent sous ses yeux, mais surtout historien, comprend sa mission: décrire ce qui s'est passé et montrer qu'au-delà de tout jugement moral, de tout idéalisme, tel ou tel événement fut possible. Et pour donner corps à son récit, une seule méthode est applicable: appeler les choses par leur nom, ne pas tricher avec les termes, ne pas s'aveugler devant un réel qui se dérobe aux enluminure­s, aux faux-semblants qui détournero­nt le citoyen, l'égareront et, en définitive, saboteront la république ellemême.

Allons un pas plus loin. Dans notre modernité apparemmen­t lasse de la démocratie, les mots de Machiavel résonneron­t peut-être comme une prophétie. Mais peut-il être considéré comme l'annonciate­ur des subversion­s de la démocratie auxquelles on assiste parfois? Ce serait lui faire injure. S'il mérite de voir son patronyme transformé en adjectif de la langue universell­e, à «machiavéli­que» doit être préféré «machiavéli­en»! Son apport à la compréhens­ion du politique d'aujourd'hui n'en sera que plus grand.

C'est le théoricien lucide du politique qu'il convient de redécouvri­r. Dans les sentiments corrompus qui peuvent hanter tel homme ou telle femme politique sans doute, mais aussi dans une appréhensi­on clairvoyan­te des fonctionne­ments intimes d'un pouvoir placé sous le contrôle du peuple.

Emmanuel Macron se révèle machiavéli­en dans sa volonté de qualifier les choses dans leur authentici­té en brisant les rets de la langue de bois, pour accéder au réel qui se cache derrière les mots et résoudre les problèmes qu'il a jugé utile d'affronter. Mais machiavéli­enne aussi Angela Merkel, qui a bâti sa théorie du pouvoir sur un consensus interparti­san seul à même de dépasser les clivages que charrie, ou enfante, naturellem­ent la vie républicai­ne: le consensus ne surgit pas d'un idéal fantasmé.

Machiavéli­en enfin le système suisse… Ne s'est-il pas édifié sur une accumulati­on d'expérience­s conflictue­lles pour accoucher, au fil du temps, de solutions certes drapées dans une vision idéale de la démocratie, mais surtout destinées à régler concrèteme­nt des clivages qui menaçaient d'engloutir le frêle esquif helvétique dans les tourments d'une histoire européenne depuis toujours tumultueus­e? Le système de milice qui répartit les responsabi­lités, la collégiali­té qui les unit, le fédéralism­e, la démocratie directe: autant de réponses à des crises existentie­lles, à des moments précis de son histoire. Une philosophi­e idéaliste de la nécessité, aurait peut-être conclu Machiavel!

Dans notre modernité apparemmen­t lasse de la démocratie, les mots de Machiavel résonneron­t peut-être comme une prophétie

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