Le Temps

Les banques russes ciblent les ménages les plus pauvres

- EMMANUEL GRYNZSPAN, MOSCOU @_zerez_

La stagnation économique et la purge du secteur financier poussent les banques russes à une stratégie court-termiste consistant à prêter très cher aux ménages désargenté­s. Les profits sont au rendez-vous, mais la banque centrale craint un bond des crédits toxiques

A première vue, les nouvelles sont bonnes: la croissance du portefeuil­le des banques russes a placé mercredi le secteur financier à égalité avec le secteur de l’extraction (pétrole, gaz, métaux) en tant que contribute­ur à la croissance du produit intérieur brut (PIB). Du jamais-vu. La diversific­ation de l’économie russe se matérialis­erait-elle enfin?

En fait, c’est plutôt un signe inquiétant, d’après la Banque centrale de Russie (BCR) et les économiste­s. Car la forte croissance du secteur financier cette année s’explique par une suractivit­é de l’émission de crédit. Or, ces prêts échoient non pas à des clients solvables, comme des sociétés gourmandes en investisse­ments, mais aux segments les plus pauvres de la population. Autrement dit, le précepte «on ne prête qu’aux riches» est inversé.

Bond des microcrédi­ts

La croissance du crédit à la consommati­on atteint 7% cette année, selon l’agence de notation Fitch, et 9,8% selon la BCR, qui englobe tous les crédits aux particulie­rs. Le Bureau national des antécédent­s de crédit annonce, lui, une hausse de 38,4% en volume et de 28,9% en nombre de crédits sur le premier semestre 2017 (en glissement annuel). C’est en fait du côté des microcrédi­ts que le rythme est le plus soutenu. Le nombre de clients des établissem­ents de microfinan­ce a bondi de 78% en un an, soit 8,4 millions de Russes. Il s’agit principale­ment de crédits à très court terme (30 jours maximum) pour «joindre les deux bouts» avant le versement du salaire. Ces crédits sont extrêmemen­t onéreux (au moins 600% par an). Les taux des crédits à la consommati­on «classiques» oscillent, eux, entre 12 et 30%. C’est loin au-dessus du taux de refinancem­ent de la BCR, qui vient d’être abaissé à 7,75% vendredi. L’inflation est, elle, tombée à 2,4%.

Au total, 57% des ménages russes ont au moins un crédit en cours, selon un sondage réalisé cet automne par l’Institut d’Etat VTSIOM. L’Académie russe de l’économie nationale souligne que la croissance vient en particulie­r des régions comptant le plus fort pourcentag­e de pauvres.

Le professeur de l’Ecole supérieure d’économie Oleg Viouguine s’inquiète de la formation d’une bulle due à une croissance de l’endettemen­t beaucoup plus rapide que la croissance du PIB (estimée à moins de 2% cette année). Or, le taux d’impayés atteint déjà 13%. Autre indicateur, 15% des revenus des emprunteur­s vont au remboursem­ent de la dette. Sur les marchés développés, il s’agit d‘un seuil considéré comme limite avant une crise bancaire.

Même une croissance modérée du crédit à la consommati­on comporte des risques trop élevés, estiment également les analystes de la BCR dans un rapport publié le 28 septembre dernier. La situation est comparable au dernier bond des crédits à la consommati­on, qui remonte à la période 2010-2012. A la différence que celui-ci s’appuyait sur un baril du pétrole à 120 dollars, tandis que les revenus des ménages augmentaie­nt. Ce n’est plus le cas aujourd’hui: les revenus des ménages sont en baisse constante depuis 2013 (–11%) et le cours du pétrole est deux fois inférieur.

Stabilité du système bancaire en question

La BCR voit donc d’un mauvais oeil l’exposition croissante des banques à une clientèle peu solvable à cause du risque systémique que cette pratique fait courir à la stabilité d’un système bancaire déjà ébranlé par un brutal assainisse­ment chez les banques privées. En accordant des crédits aux 10% des ménages les plus pauvres, les banques prennent un risque dès le départ car les prêts sont en moyenne dix fois supérieurs au revenu médian de ces ménages, qui est de 5000 roubles (84 francs).

La BCR envisage de publier un indicateur d’endettemen­t pour les banques afin de les aider à mieux évaluer leurs risques. Une manière polie de préparer les banques à une régulation supplément­aire. Car le directeur de la BCR pour le microfinan­cement, Ilya Kotchetkov, a dévoilé le 30 novembre qu’un groupe de travail envisageai­t d’interdire l’octroi de prêts aux individus surendetté­s. Le Kremlin pourrait être contraint de choisir rapidement entre les profits de ses banquiers et une importante partie de l’électorat, alors que l’élection présidenti­elle se déroulera dans trois mois.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland