Les banques russes ciblent les ménages les plus pauvres
La stagnation économique et la purge du secteur financier poussent les banques russes à une stratégie court-termiste consistant à prêter très cher aux ménages désargentés. Les profits sont au rendez-vous, mais la banque centrale craint un bond des crédits toxiques
A première vue, les nouvelles sont bonnes: la croissance du portefeuille des banques russes a placé mercredi le secteur financier à égalité avec le secteur de l’extraction (pétrole, gaz, métaux) en tant que contributeur à la croissance du produit intérieur brut (PIB). Du jamais-vu. La diversification de l’économie russe se matérialiserait-elle enfin?
En fait, c’est plutôt un signe inquiétant, d’après la Banque centrale de Russie (BCR) et les économistes. Car la forte croissance du secteur financier cette année s’explique par une suractivité de l’émission de crédit. Or, ces prêts échoient non pas à des clients solvables, comme des sociétés gourmandes en investissements, mais aux segments les plus pauvres de la population. Autrement dit, le précepte «on ne prête qu’aux riches» est inversé.
Bond des microcrédits
La croissance du crédit à la consommation atteint 7% cette année, selon l’agence de notation Fitch, et 9,8% selon la BCR, qui englobe tous les crédits aux particuliers. Le Bureau national des antécédents de crédit annonce, lui, une hausse de 38,4% en volume et de 28,9% en nombre de crédits sur le premier semestre 2017 (en glissement annuel). C’est en fait du côté des microcrédits que le rythme est le plus soutenu. Le nombre de clients des établissements de microfinance a bondi de 78% en un an, soit 8,4 millions de Russes. Il s’agit principalement de crédits à très court terme (30 jours maximum) pour «joindre les deux bouts» avant le versement du salaire. Ces crédits sont extrêmement onéreux (au moins 600% par an). Les taux des crédits à la consommation «classiques» oscillent, eux, entre 12 et 30%. C’est loin au-dessus du taux de refinancement de la BCR, qui vient d’être abaissé à 7,75% vendredi. L’inflation est, elle, tombée à 2,4%.
Au total, 57% des ménages russes ont au moins un crédit en cours, selon un sondage réalisé cet automne par l’Institut d’Etat VTSIOM. L’Académie russe de l’économie nationale souligne que la croissance vient en particulier des régions comptant le plus fort pourcentage de pauvres.
Le professeur de l’Ecole supérieure d’économie Oleg Viouguine s’inquiète de la formation d’une bulle due à une croissance de l’endettement beaucoup plus rapide que la croissance du PIB (estimée à moins de 2% cette année). Or, le taux d’impayés atteint déjà 13%. Autre indicateur, 15% des revenus des emprunteurs vont au remboursement de la dette. Sur les marchés développés, il s’agit d‘un seuil considéré comme limite avant une crise bancaire.
Même une croissance modérée du crédit à la consommation comporte des risques trop élevés, estiment également les analystes de la BCR dans un rapport publié le 28 septembre dernier. La situation est comparable au dernier bond des crédits à la consommation, qui remonte à la période 2010-2012. A la différence que celui-ci s’appuyait sur un baril du pétrole à 120 dollars, tandis que les revenus des ménages augmentaient. Ce n’est plus le cas aujourd’hui: les revenus des ménages sont en baisse constante depuis 2013 (–11%) et le cours du pétrole est deux fois inférieur.
Stabilité du système bancaire en question
La BCR voit donc d’un mauvais oeil l’exposition croissante des banques à une clientèle peu solvable à cause du risque systémique que cette pratique fait courir à la stabilité d’un système bancaire déjà ébranlé par un brutal assainissement chez les banques privées. En accordant des crédits aux 10% des ménages les plus pauvres, les banques prennent un risque dès le départ car les prêts sont en moyenne dix fois supérieurs au revenu médian de ces ménages, qui est de 5000 roubles (84 francs).
La BCR envisage de publier un indicateur d’endettement pour les banques afin de les aider à mieux évaluer leurs risques. Une manière polie de préparer les banques à une régulation supplémentaire. Car le directeur de la BCR pour le microfinancement, Ilya Kotchetkov, a dévoilé le 30 novembre qu’un groupe de travail envisageait d’interdire l’octroi de prêts aux individus surendettés. Le Kremlin pourrait être contraint de choisir rapidement entre les profits de ses banquiers et une importante partie de l’électorat, alors que l’élection présidentielle se déroulera dans trois mois.
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