A Rosario, le but sans fin d’Aldo Poy
Tous les 19 décembre, les supporters de l’équipe argentine de Rosario Central commémorent une légendaire «tête plongeante» marquée en 1971. Une tradition qui a donné naissance à l’un des plus beaux textes écrits sur le football
C’est, affirment-ils, et il n’y a pas de raison qu’ils mentent même s’ils exagèrent, «le but le plus célébré de l’histoire du football». Un but fêté, imité, rejoué, commémoré, chaque année depuis 46 ans. Pour tous les hinchas (supporters) de Rosario Central, le 19 décembre est devenu une sorte de fête nationale. On y célèbre Aldo Poy, l’homme d’un seul club, Central. Presque l’homme d’un seul but, la palomita.
Le 19 décembre 1971 à Buenos Aires, la demi-finale du championnat national oppose, sur le terrain neutre du «Monumental», deux équipes de la ville de Rosario, située 300 kilomètres plus au nord en remontant le fleuve Parana. «Etre de Rosario, c’est une façon exagérée d’être Argentin», a écrit l’ancien joueur et entraîneur Jorge Valdano. Cette exagération est encore amplifiée, décuplée, lorsqu’il s’agit de football, une affaire qui coupe la ville en deux, entre les jaune et bleu de Rosario Central et les rouge et noir de Newell’s Old Boys, entre Central et «Ñiuls», entre les canallas («canailles») et les leprosos («lépreux»). Le clasico rosarino est chaque année l’un des derbys les plus chauds du monde.
Le 19 décembre 1971, pour la première fois, tout Rosario sent que l’une de ses équipes a une chance de remporter le titre, qui n’a encore jamais échappé aux grandes formations de la capitale, River, Boca, Racing, San Lorenzo, Velez, Independiente. Et cette promesse de couronnement est accentuée par le fait que le match se déroule justement à Buenos Aires. Les Valaisans qui sont montés à Berne en tracteur pour la finale de la Coupe de Suisse du FC Sion en 1965 peuvent comprendre ce que ce 19 décembre a pu représenter pour les habitants de Rosario, mais il faudrait s’imaginer deux équipes sédunoises rivales portant en même temps la même espérance.
Seul but du match
Le but le plus célébré du monde n’a rien d’exceptionnel. Avec le recul du temps, les archives de la télévision argentine renforcent le mystère plus qu’elles ne l’éclairent. Les images crépitent, un éclair blanc semble manger la pellicule. Le but est à peine visible. On dirait l’un de ces documents amateurs prétendant avoir capturé la silhouette d’un fantôme.
A la 54e minute, le latéral uruguayen de Rosario Central Jorge Gonzalez est servi dans le couloir droit. Il lève la tête (on n’appelait pas encore cela «prendre l’information») et centre vers le point de penalty. Vers Aldo Pedro Poy, qui devance un défenseur de Newell’s et marque d’une fougueuse tête plongeante, que les Argentins appellent palomita («petite colombe»), le seul but du match.
En finale, trois jours plus tard, Rosario Central domine San Lorenzo 2-1 et remporte le premier titre depuis sa création en 1889. Ce n’est pourtant pas le but du sacre, inscrit par Carlos Colman, qui entre dans l’histoire. C’est bien la palomita de Poy.
Année après année, les supporters se retrouvent le 19 décembre pour revivre ce moment unique dans leur histoire. Quelqu’un lance la balle à hauteur de visage et un autre se jette tête la première pour marquer dans un but vide. Au fil des années, le nombre
«Cela fait 40 ans et les gens continuent de se souvenir, de m’inviter et de revivre ce moment»
ALDO POY,
ANCIEN JOUEUR DE ROSARIO CENTRAL
de ceux qui ont vécu l’action originelle diminue, mais le mythe et la tradition demeurent. On a reproduit la palomita aux EtatsUnis (en 2000), au Chili (2002), en Espagne (2004), en Uruguay (2008). En 1997, la scène fut même rejouée à Cuba avec Ernesto Guevara, le fils du Che, qui était originaire de Rosario et supporter revendiqué de Central.
Aldo Poy participe lui-même à ces festivités. L’ardent buteur d’antan a perdu ses cheveux, pris du ventre et redoute chaque année un peu plus de rater son coup mais continue de se jeter en avant sur de l’herbe, du sable ou du bitume. Comme dans Un jour sans fin, il semble condamné à revivre éternellement ce 19 décembre 1971 mais n’en éprouve aucune lassitude. «C’est quelque chose d’inexplicable, avouait-il en 2011 à La Nacion. Cela fait 40 ans et les gens continuent de se souvenir, de m’inviter et de revivre ce moment.»
A peine relevé, ce 19 décembre 1971, littéralement éjecté du sol par la décharge d’adrénaline, Aldo Pedro Poy s’est mis à crier «Gooooooool» et c’est comme si, depuis ce jour, le doigt était resté enfoncé sur la touche «o» du clavier. «C’est un cri qui, par transmission orale, s’est maintenu jusqu’à nos jours», consigne l’écrivain et dessinateur Roberto Fontanarrosa dans No te vayas, campeon («Ne t’en vas pas, champion»). «Le but de Poy, je l’ai vu à la télé, ils passaient le match en direct. A Rosario, tout le monde se souvient précisément d’où il était et de ce qu’il était en train de faire pendant ce match. Tout le monde a une anecdote sur le sujet. Pour nous, c’est comme l’assassinat de Kennedy.»
Appendice dans un bocal
Et comme tel, le mythe fourmille d’histoires plus folles les unes que les autres. Fontanarrosa racontait celle-ci: «Un de mes amis, canaille fanatique, raconte qu’il fait souvent le même cauchemar: au lieu de centrer, Jorge Gonzalez crochète vers l’intérieur. Et il se réveille en nage.»
Une autre, absolument incroyable mais rigoureusement authentique, implique Ricardo De Rienzo, le défenseur de Newell’s Old Boys au marquage de Poy sur le but de 1971. De Rienzo souffrait d’une appendicite, dont il ne se fit opérer que le lendemain du match. Le chirurgien, hincha de Rosario Central, conserva le diverticule dans un bocal de formol et l’offrit comme un trophée à son camp. La relique a survécu à De Rienzo, décédé en 2013. Sur l’étiquette collée sur le bocal, on peut lire: «Appendice du joueur De Rienzo, à 20 centimètres duquel passa le ballon propulsé par Aldo Pedro Poy d’une tête plongeante, se convertissant en but grâce auquel Central élimina NOB [Newell’s Old Boys] le 19 décembre 1971.»
«19 de diciembre de 1971»
En 1995, les supporters de Rosario Central ont tenté, en vain, de faire inscrire la palomita de Poy dans le Guiness Book des records, au titre de «but le plus célébré au monde». Qu’importe! Il avait déjà obtenu ses lettres de noblesse en 1987 sous la plume de Roberto Fontanarrosa, dans une nouvelle intitulée 19 de diciembre de 1971, considérée aujourd’hui comme un classique de la littérature consacrée au football. Et comme à Rosario tout est exagération, on estime que ces 30 000 signes, écrits comme l’on parle, constituent le meilleur texte jamais écrit sur le football.
Ecrivain et dessinateur célébré en Argentine et respecté dans toute l’Amérique latine, Roberto Fontanarrosa se définissait d’abord comme une «canaille». «Central est priorité numéro 1. Ne me parlez pas de l’anniversaire de Maman. Je vais au stade. Ça n’est pas négociable.» La légende dit qu’au contraire du Che, de Bielsa ou de Messi, Roberto Fontanarrosa est le seul habitant de Rosario à être devenu célèbre sans jamais avoir quitté la ville. Et à peine son bar fétiche, El Cairo, à l’angle des avenues Sarmiento et Santa Fe, où sa statue accueille aujourd’hui «canailles» et «lépreux».
19 de diciembre de 1971 raconte à la première personne une histoire inventée autour des circonstances réelles du match. Un groupe d’amis se retrouve accusé d’avoir causé la mort du vieux Casale. Ce supporter se vante de n’avoir jamais vu, de sa vie, perdre Central contre Newell’s lorsqu’il est dans le stade. Mais, cardiaque, il se refuse à aller voir la demi-finale au «Monumental». Confrontés à ce cas de force majeure, les amis décident de l’enlever et d’amener de force leur talisman au stade.
Hymne jubilatoire au football
Le récit s’ouvre sur une justification: «Oui, je sais, maintenant il y en a qui disent qu’on est des fils de pute pour ce qu’on a fait au vieux Casale, je sais. Ça manque jamais, les gens comme ça. Mais maintenant c’est facile à dire, maintenant c’est facile. Mais il fallait être ces jours à Rosario pour comprendre l’affaire, parce que parler en l’air maintenant n’importe qui peut le faire.»
D’un style alerte et familier, sans jamais faire l’omission de gros mots dont il défend l’usage en littérature, Roberto Fontanarrosa décrit l’enlèvement, le voyage à Buenos Aires, le match et, bien sûr, la palomita de Poy. Le récit est un prétexte à la passion, à l’amitié, aux aventures humaines qui se tissent autour d’un match.
La fin, où le narrateur justifie la mort du vieux Casale, est une jouissive profession de foi, un hymne jubilatoire au football. «Le visage de joie de ce vieux, mon frère, la folie de joie sur le visage de ce vieux! Que quelqu’un me dise s’il l’a déjà vu pleurer embrassé de tous comme je l’ai vu pleurer ce vieux, je peux t’assurer que ce jour fut pour lui le jour le plus heureux de sa vie, mais de loin, de loin le jour le plus heureux de sa vie, parce que je te jure que la joie qu’avait ce vieux était quelque chose d’impressionnant. Et quand je l’ai vu tomber au sol comme foudroyé par un éclair, parce qu’il est tombé sec le pauvre vieux, un peu qu’on a tous pensé: «Qu’importe!» Que pouvait-il espérer de plus que mourir ainsi, cet homme! Ceci est la manière de mourir pour une canaille! Il allait continuer à vivre? Pour quoi? Pour vivre deux ou trois années râpeuses de plus, comme il était en train de vivre, emmerdé par l’épouse et toute la famille? Mieux vaut mourir ainsi, mon frère! Il est mort en sautant, heureux, embrassé par les gars, à l’air libre, avec la joie d’avoir battu la lèpre [la communauté de Newell’s Old Boys] pour le reste des siècles! C’est comme ça qu’il devait mourir, que même je l’envie, mon frère, je te jure, je l’envie! Parce que si on pouvait choisir sa façon de mourir, je choisis ça, mon frère! Je choisis ça.»
Roberto Fontanarrosa est mort le 19 juillet 2007, à 62 ans, des suites de la maladie de Charcot. Il n’a pas pu choisir.
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«A Rosario, tout le monde se souvient précisément de ce qu’il était en train de faire pendant ce match. Pour nous, c’est comme l’assassinat de Kennedy»
ROBERTO FONTANARROSA, ÉCRIVAIN ET DESSINATEUR