Le Temps

Gil Roman, l’instinct du tigre

- A. DF Gil Roman. Les territoire­s amoureux de la danse, entretiens avec Patrick Ferla, La Bibliothèq­ue des Arts, 142 p.

Le directeur du BBL s’est confié au journalist­e Patrick Ferla, dans un livre émouvant

Gil Roman tire sur sa cigarette et, dans un mirage, c’est toute une vie qui revient. A l’instant, il est de nouveau ce noiraud qui court dans les ruelles de Pérols, sous un soleil royal. Il poursuit une vachette, comme il dit, avec un essaim d’autres garçons, arrache à l’animal une cocarde et file à grandes enjambées vers la piscine.

A l’instant encore, il revoit son père, sa stature de nageur olympique, sa moustache à la Georges Brassens, sa sacoche de médecin de campagne, son voilier. Et puis l’image se brouille: Robert Roman a 37 ans et une fragilité du coeur qui lui est fatale, au large, sur le pont de son bateau. Ce jour-là, Gil, 13 ans, perd la foi.

Ce genre de confidence­s fortes foisonne dans Gil Roman. Les territoire­s amoureux de la danse. Dans le rôle de l’accoucheur, Patrick Ferla excelle, fidèle à cet art qui faisait le plaisir des auditeurs quand il officiait à l’enseigne de Presque rien sur presque tout, sur les ondes de la RTS. Pendant des mois, il a glissé son profil d’ascète alpin dans les couloirs des studios du BBL. Après la répétition, il a tendu le micro au timonier du BBL et fait butin de pépites.

Béjart, l’orageux

Qui croise-t-on? Des figures qui sont des contes, de Brigitte et Dominique, les soeurs adorées, à la chanteuse Barbara. On y rencontre surtout un triangle affectif capital dans l’histoire de Gil Roman.

Au sommet règne Maurice Béjart, ce maître orageux. En 1979, Gil Roman, 19 ans, est admis dans la compagnie, le Ballet du XXe siècle, amarré à Bruxelles. Il fait partie des cinq élus d’une audition à laquelle ont participé près de 300 danseurs. Maurice Béjart n’est pas tendre. Ainsi, ce soir d’après-spectacle où il reproche au petit Gil d’avoir des bras trop courts. Le danseur est plus d’une fois tenté de claquer la porte. Jusqu’à ce jour de 1989 où les deux hommes se parlent sur un banc et se découvrent une passion commune pour des auteurs, René Daumal et son Mont analogue, le philosophe René Guénon et son Règne de la quantité et les signes des temps. L’alliance se serait scellée là.

Jorge Donn, l’idole

A la base du triangle brûle Jorge Donn, ce diable solaire, l’idole de la troupe. Dans sa chambre d’adolescent, Gil Roman a des posters du danseur. C’est pour lui, raconte-t-il, qu’il rejoint la compagnie. Entre eux, la relation est parfois houleuse. Mais il admire tout chez son aîné, à commencer par son sens du sacré, cette heure et demie qu’il consacrait au maquillage, comme avant une cérémonie. «Donn a habité ma danse. Ce que j’exprime aujourd’hui sur un plateau est sa trace, le résultat de notre rencontre.»

Kyra, la lunaire

Que serait Gil Roman sans Kyra Kharkevitc­h? Les passages les plus émouvants du livre évoquent leur amour. Il la voit danser dans Ce que l’amour me dit au début des années 1980. Il est fasciné. Depuis près de trente-cinq ans, elle veille sur lui. Et lui scrute toujours son mystère, en romantique farouche. A propos de la création, il a cette formule: «[…], il faut désirer beaucoup et la laisser libre d’exister. Chevaucher le tigre et, pour le chevaucher, faire corps avec lui.» L’instinct amoureux, tout serait là. Le reste est mirage.

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