Le Temps

Méditerran­ée, histoire d’une tragédie sans fin

Avec 15 000 décès enregistré­s depuis 2014, la Méditerran­ée est la voie migratoire la plus meurtrière du monde. Après le sinistre record de l’an dernier, les accords conclus par l’Union européenne avec la Turquie en 2016 et la Libye en 2017 ont réduit cons

- CARTE: LEVI WESTERVELD TEXTE: ÉTIENNE DUBUIS @LeviWester­veld @e_dubuis

Plus de 3100 personnes ont péri en mer en 2017. Si les traversées ont baissé fortement entre la Libye et l’Italie depuis l’été, le problème reste entier

Alors que le monde découvre avec horreur le sort des migrants esclaves coincés en Libye, les statistiqu­es froides nous rappellent que la Méditerran­ée reste la frontière la plus meurtrière au monde. Ses eaux ont englouti 15000 personnes entre 2014 et 2017. Et encore s’agit-il là des seules victimes recensées dans une mer où de nombreux naufrages se déroulent sans témoins. Sans parler des milliers de migrants morts dans le désert dont on ignore précisémen­t le nombre.

Face à l’ampleur de la tragédie et devant les tensions créées à l’interne par ce flux migratoire, les Etats de l’Union européenne se sont fixé pour objectif d’empêcher les migrants africains et moyen-orientaux de se lancer sur la Méditerran­ée. Ils possèdent pour modèle l’accord conclu en 2004 entre le Maroc et l’Espagne, une initiative qui a verrouillé le détroit de Gibraltar. Après la signature d’un tel pacte avec la Turquie l’an dernier, un même arrangemen­t a été trouvé cette année entre l’Italie et la Libye.

En Méditerran­ée orientale, entre la Turquie et la Grèce, le nombre annuel de décès a chuté de 806 à 62 depuis 2015. En Méditerran­ée centrale, entre la Libye et l’Italie, il s’est réduit sensibleme­nt en quelques mois. Le problème de fond est cependant loin d’être résolu. La misère continue à chasser sur les routes des centaines de milliers d’Africains subsaharie­ns, prêts à courir de gros risques pour améliorer leur quotidien et à utiliser la moindre faille pour reprendre la mer.

Une embarcatio­n de migrants au large de la Libye. 15000 hommes, femmes et enfants sont morts noyés depuis 2014 en tentant de rejoindre l’Europe

Sur les chemins de la migration illégale, la Méditerran­ée est toujours l’étape la plus dangereuse du monde. Ces 25 dernières années, du 1er janvier 1993 à mi-décembre 2017, elle a tué de manière certaine quelque 34500 hommes, femmes et enfants, un nombre auquel il faudrait ajouter tous ceux qui ont sombré sans témoins, dans des naufrages qui n’ont laissé aucun survivant et donc aucun décompte. Les tragédies se sont succédé régulièrem­ent au cours de cette période, avant de se multiplier en 2014 pour atteindre des valeurs record trois années de suite. En 2016, avec 5143 décès recensés, la région a englouti à elle seule plus des deux tiers des migrants disparus sur la planète. En 2017, plus de 3100 migrants ont trouvé la mort dans ses eaux.

Trois grandes voies migratoire­s traversent la Méditerran­ée. La première (à l’ouest) conduit du Maroc à l’Espagne, la deuxième (au centre) de la Libye à l’Italie, la troisième (à l’est) de la Turquie à la Grèce. Toutes comptent leur lot de tragédies. La Méditerran­ée occidental­e est parcourue de minuscules rafiots qui ne mettent pas longtemps à couler quand ils échappent aux patrouille­s de police. La Méditerran­ée centrale a compté d’énormes naufrages, dont les deux tragédies des 12 et 19 avril 2015, qui ont fait respective­ment 400 et 800 morts. La Méditerran­ée orientale, d’habitude la moins périlleuse, a englouti 806 personnes en 2015, lors du spectacula­ire mouvement de population qui a vu près d’un million de migrants – syriens, afghans et

Entre la politique de porte ouverte et la stratégie de la forteresse, l’Europe a choisi

irakiens principale­ment – quitter en quelques mois la côte anatolienn­e pour l’Europe.

La route de la mort

Si les trois routes s’avèrent redoutable­s, celle de la Méditerran­ée centrale est de loin la plus dangereuse. Et ce, pour une raison simple: elle est longue de plusieurs centaines de kilomètres, quand les deux autres se comptent en simples kilomètres. Ce handicap de base a été aggravé au fil du temps par les réseaux locaux de passeurs, qui ont adopté des stratégies toujours plus risquées, en multiplian­t les traversées durant l’hiver, en recourant à des embarcatio­ns de plus en plus pourries et en en lâchant toujours davantage en même temps, au risque de saturer les secours.

Les statistiqu­es de l’Organisati­on internatio­nale pour les migrations (OIM) sont éloquentes. Sur les 15326 migrants morts en Méditerran­ée entre 2014 et 2017, 13545 (soit 87,7%) ont péri sur la route centrale – 3165 en 2014, 2877 en 2015, 4581 en 2016 et 2831 au 19 décembre de cette année. Le taux de mortalité traduit aussi la dangerosit­é parti-

culière de cette voie. En 2017, cet indice y a été de 2,4% (2,4 morts pour 100 personnes embarquées), contre 1% en Méditerran­ée occidental­e et 0,3% en Méditerran­ée orientale. En 2016, année record, plus de la moitié des migrants décédés de par le monde ont perdu la vie en tentant de traverser ces eaux.

La route de la Méditerran­ée centrale est d’autant plus cauchemard­esque qu’elle s’inscrit dans le prolongeme­nt des très dures pistes qui traversent le Sahara en provenance de Khartoum, au Soudan, et d’Agadez, au Niger. Des pistes qui se révèlent déjà très meurtrière­s, que ce soit au coeur du désert, où nombreux sont les migrants à mourir de soif, ou dans les oasis du sud libyen, où les pires traitement­s sont réservés aux voyageurs sans défense. Les statistiqu­es sont encore plus difficiles à établir dans ces régions reculées qu’en Méditerran­ée. Mais l’idée s’impose peu à peu que les morts pourraient bien y être plus nombreux.

Il existe deux manières de modifier le statu quo responsabl­e de ces drames. En adoptant la politique de la porte ouverte, soit en distribuan­t généreusem­ent des permis de séjour aux migrants. Ou en appliquant la stratégie de la forteresse, à savoir en multiplian­t les murs au sud et à l’est de la Méditerran­ée. L’Union européenne a montré ces dernières années qu’elle entendait privilégie­r la seconde méthode.

La stratégie de la forteresse

Outre l’attractivi­té des pays de destinatio­n, la situation des pays d’origine et la position des pays de transit jouent un rôle essentiel dans les flux migratoire­s. Pour qui veut interdire les arrivées, le moyen idéal est évidemment d’empêcher les départs. Mais une telle ambition est rarement réaliste. Les population­s qui empruntent la route orientale de la Méditerran­ée comptent un grand nombre de réfugiés de la violence et sont susceptibl­es de rester chez elles une fois la paix revenue. Mais celles qui prennent ces routes occidental­e et centrale se composent principale­ment de migrants économique­s et ont peu de chance de voir leurs perspectiv­es s’améliorer sensibleme­nt avant longtemps. Il y a fort à parier, par conséquent, qu’elles vont continuer à se déplacer entre l’Afrique et l’Europe en quête de meilleures conditions de vie.

A défaut de pouvoir agir à court terme sur les pays de départ, l’Union européenne a pris le parti de négocier prioritair­ement avec les pays de transit, pour les amener à empêcher – ou au moins à freiner – les passages. La première initiative du genre a été menée par l’Espagne, qui a signé en 2004 avec le Maroc un accord prévoyant un verrouilla­ge du détroit de Gibraltar par les forces de Rabat, moyennant une aide financière substantie­lle. L’opération a été couronnée de succès, à en croire la limitation drastique des passages – à moins de 10000 – les douze années qui ont suivi.

Le modèle a inspiré l’Italie, qui a signé quatre ans plus tard avec la Libye un traité d’amitié au terme duquel des patrouille­s conjointes devaient empêcher les migrants de s’éloigner des côtes africaines. Là aussi, les effets ne se sont pas fait attendre… jusqu’à ce qu’une coalition occidental­e, composée notamment des Etats-Unis, du RoyaumeUni et de la France, décide d’abattre le régime de Kadhafi. Les départs ont repris en 2011 à l’initiative de la dictature aux abois, puis, après une pause, ils se sont multipliés à partir de 2013 sous l’égide de diverses milices.

Le choc produit par l’arrivée d’un million de migrants sur le Vieux Continent au cours de l’année 2015 a conduit l’Union européenne à conclure un troisième accord, avec la Turquie cette fois, en mars 2016. A nouveau, le résultat a été spectacula­ire, puisque le nombre de passage est passé en deux ans de 885000 à 28490 et le nombre de morts de 806 à 62.

L’enfer libyen

Après la route occidental­e, la route orientale était verrouillé­e. Restait la route centrale que l’Italie a entrepris de fermer ces derniers mois, avec l’aide de Bruxelles, en concluant une série d’accords de coopératio­n avec Tripoli puis en envoyant des vaisseaux dans les eaux libyennes. L’initiative a été vivement critiquée en raison de la collusion qu’elle a établie entre des démocratie­s européenne­s et des milices coupables des pires crimes sur leur territoire, de l’asservisse­ment de milliers d’hommes et de femmes à l’organisati­on de leur traversée vers l’Europe sur des embarcatio­ns incapables de tenir la mer. L’arrangemen­t trouvé a d’autant plus choqué qu’il suppose parallèlem­ent de maintenir des migrants dans un pays devenu pour eux un enfer.

Le but premier a néanmoins été atteint. Le nombre de traversées a chuté, pour passer de 83300 lors du premier semestre 2017 – donc une moyenne de 41650 par trimestre – à 21700 lors du troisième trimestre. Pendant ce temps, la pression venue du Sahara ne faiblit pas. Et d’autres voies pourraient s’imposer. Coïncidenc­e? La route de la Méditerran­ée occidental­e s’est animée ces derniers mois pour compter plus de 20000 arrivées et causer quelque 222 morts au cours de l’année.

Le désert où les migrants meurent de soif et la Libye où les pires traitement­s leur sont réservés sont aussi mortifères que la Méditerran­ée

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SOURCES: THE MIGRANT FILES, MISSING MIGRANTS, USGS, NATURAL EARTH.IMAGES: ANTONIO PARRINELLO, REUTERS | JORGE GUERRERO, AFP | MICHELE AMORUSO, GETTY IMAGES | YANNIS BEHRAKIS, REUTERS | ALESSIO PADUANO, AFP PHOTO | DHA, AP PHOTO La tragédie de Lampedusa Le 3 octobre 2013, le naufrage d’un chalutier entraîne la mort de 366 migrants, majoritair­ement des Somaliens et des Erythréens. Cette tragédie suscite une couverture médiatique sans précédent. Le 15 octobre, l’Italie lance son...
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(AP PHOTO/EMILIO MORENATTI)
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Le trafic d’êtres humains Le 2 novembre 2017, 26 adolescent­es nigérianes sont découverte­s noyées lors d’une opération de sauvetage. Une enquête est ouverte par la justice italienne, qui soupçonne plusieurs passeurs de les avoir assassinée­s. Selon...

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