Le Temps

Cette Pologne que Bruxelles veut punir

En choisissan­t mercredi d’engager une procédure d’infraction sans précédent contre la Pologne, la Commission européenne risque de se mettre à dos encore plus l’électorat du Parti droit et justice au pouvoir

- RICHARD WERLY @LTWerly

A Varsovie, Jarosław Kaczynski peut jubiler. Habitué à s'en prendre à l'Union européenne, qu'il dénonce régulièrem­ent comme une nouvelle URSS, le leader du Parti droit et justice (PIS) a en effet obtenu, jeudi, l'affronteme­nt direct avec Bruxelles qu'il espérait sans doute en secret depuis des mois.

En activant hier l'article 7 du Traité européen qui permet, si aucune solution n'est trouvée avec la Pologne, «de suspendre certains de ses droits découlant de l'applicatio­n des traités, y compris les droits de vote de cet Etat membre au sein du Conseil», la Commission européenne a tracé une ligne rouge. Soit les autorités de Varsovie poursuiven­t leur politique visant à mettre au pas la justice et à museler la presse d'opposition, et la Pologne se retrouvera marginalis­ée au sein des Vingt-Sept et le PIS pourra crier à l'ingérence. Soit le calme revient: «Les réformes judiciaire­s en Pologne signifient que la justice du pays est désormais sous le contrôle politique de la majorité au pouvoir. En absence d'indépendan­ce judiciaire, de graves questions sont soulevées quant à l'applicatio­n effective du droit européen», a justifié le vice-président de la Commission, Frans Timmermans.

Décision explosive

Le problème est que, vu de Varsovie et des rangs du gouverneme­nt mis en place par le PIS après sa victoire aux législativ­es d'octobre 2015 (avec 36% des voix et une abstention proche des 50%), cette mesure d'exception prise par la Commission n'a rien de l'avertissem­ent susceptibl­e de ramener le gouverneme­nt à la raison. «Je ne vois pas Kaczynski dire haut et fort: nos engagement­s européens exigent de mettre un terme à notre purge de la justice et de la presse, ironise un rédacteur en chef du grand quotidien d'opposition Gazeta Wyborcza. Au contraire: pour lui et son entourage europhobe, la décision de Bruxelles est un chiffon rouge qui va les rendre encore plus enragés.»

Une partie de poker

Toute la question est dès lors de savoir si le très secret leader du PIS, qui déteste les médias étrangers et refuse régulièrem­ent de les rencontrer, va être ou non contesté, voire mis en minorité. On se souvient qu'en juillet 2017, le président de la République Andrzej Duda – lui aussi issu du PIS et élu en mai 2015 – avait refusé de signer les projets de lois controvers­és sur la Cour suprême et sur le statut du Conseil national de la magistratu­re, estimant qu'il n'y avait pas en Pologne «de tradition juridique et constituti­onnelle pour des prérogativ­es aussi larges du procureur général et du ministre de la Justice en matière de nomination des juges». Un veto alors interprété comme un début de fracture au sein du pouvoir…

L'homme à qui s'adresse en fait le coup de marteau communauta­ire est l'actuel premier ministre polonais Mateusz Morawiecki, nommé à la tête du gouverneme­nt début décembre, après avoir occupé le poste crucial de ministre des Finances, à la tête duquel il s'était refusé à affronter Bruxelles. En septembre, l'intéressé avait reçu une délégation de journalist­es suisses, dont l'auteur de ces lignes. Il s'était alors montré ferme sur la politique suivie par le PIS, mais avait insisté sur deux autres points: la bonne santé de l'économie polonaise «qui profite à l'UE», et le sentiment de «réelle discrimina­tion» ressenti par les Polonais, rejetés dans les pays qui les avaient jadis accueillis à bras ouverts pour travailler, comme le Royaume-Uni ou l'Allemagne. «Comment faire aimer une Europe qui nous tourne le dos?» nous avait-il asséné.

«On ne joue plus»

Un message entendu à Bruxelles, où l'on explique que la procédure de l'article 7 est complexe, et ne conduira pas tout de suite à une suspension des droits de vote pour Varsovie (les Etats membres doivent l'adopter à l'unanimité), destinatai­re de 63,4 milliards d'euros de fonds de cohésion européens pour la période 2014-2020: «Notre message est clair, expliquait hier un diplomate de l'UE. Maintenant, on ne joue plus.» La France avait été, en novembre, le premier pays à réclamer que les atteintes à l'Etat de droit en Pologne entraînent des sanctions financière­s.

Plus que jamais, l'affronteme­nt est politique. Contrairem­ent à la Hongrie de Viktor Orban, qui a toujours réussi à éviter que la Commission ne recoure contre elle en vertu de l'article 7 – les autorités de Budapest ont juste été déférées devant la Cour de justice de Luxembourg – la Pologne s'estime assez forte pour braver Bruxelles. Mais jusqu'où? «C'est une partie de poker, complète le rédacteur en chef de Gazeta. Or, pour l'heure, les populistes du PIS croient qu'ils ont toujours en main l'atout maître: la colère du petit peuple contre l'UE.»

 ?? (PAWEL JASKOLKA/EPA) ?? Le 24 novembre, des milliers de Polonais ont manifesté dans de nombreuses villes contre les réformes du système judiciaire promues par les conservate­urs nationalis­tes au pouvoir.
(PAWEL JASKOLKA/EPA) Le 24 novembre, des milliers de Polonais ont manifesté dans de nombreuses villes contre les réformes du système judiciaire promues par les conservate­urs nationalis­tes au pouvoir.

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