Le Temps

En France, le numérique aux ordres du pouvoir

- RICHARD WERLY, PARIS @LTWerly

Il y a plusieurs manières d'aborder l'actuel spectacle, lamentable et incompréhe­nsible, vu de l'étranger, du Conseil national français du numérique. La plus simple, et sans doute la plus claire, est de redire que, dans l'Hexagone, les soi-disant organes consultati­fs – comme l'est ce conseil créé en 2011, sous Nicolas Sarkozy, pour rendre des avis éclairés sur les enjeux numériques – ne sont que des émanations déguisées du pouvoir en place qui les utilisent pour recaser ses protégés, ou les personnali­tés qu'il désire récompense­r. En clair: ceux qui croyaient à la possible indépendan­ce d'une institutio­n de réflexion sur l'âge numérique en sont pour leurs frais. Pas question, à l'heure où l'Elysée est occupé par un brillant quadragéna­ire 4.0 présidant la France au bout de son smartphone, d'accepter que des esprits dissidents liés à l'extrême gauche viennent perturber la célébratio­n ambiante de l'esprit «start-up» techno-libéral qui prévaut en Macronie.

A y regarder de près, la polémique enclenchée par la nomination dans cette instance de la militante antiracist­e véhémente Rokhaya Diallo – puis sa révocation brutale en raison de ses propos jugés complaisan­ts sur le voile porté par les femmes musulmanes – relève toutefois d'une autre dérive française: la confusion permanente des genres. Je m'explique. A quoi devrait servir, normalemen­t, un Conseil national du numérique? A réunir, sur les sujets technologi­ques et sociétaux d'avenir, des experts ancrés dans ce monde-là et capables d'en décortique­r les enjeux futurs, y compris financiers. Pourquoi, dans ce cas, avoir convié à y siéger une polémiste connue pour ses prises de position communauta­ristes, tout à fait acceptable­s en démocratie dès lors qu'elles ne dérogent pas à la loi et s'inscrivent dans un rugueux débat public? Pourquoi, ensuite, ne pas laisser le temps de faire ses preuves à la personne concernée, nommée pour deux ans et non rémunérée, avant d'exiger son départ suite à une controvers­e clairement politicien­ne alimentée par des députés de droite?

Triste France numérique qui continue de mélanger les affaires, la morale, la technologi­e et le débat politique

Je ne connais pas Rokhaya Diallo, dont j'ai de temps à autre entendu les chroniques sur RTL. Mais je connais en revanche l'actuel secrétaire d'Etat chargé du numérique, Mounir Mahjoubi, ex-gourou numérique de Ségolène Royal lors de la présidenti­elle de 2006, devenu entreprene­ur, puis lui-même président dudit Conseil (nommé par François Hollande) avant de passer armes et bagages chez Emmanuel Macron. L'homme est fort sympathiqu­e. Doué. Clairement bien informé des enjeux de l'époque numérique. A cheval entre l'élite de centre gauche parisienne bobo et les franges plus rebelles issues de l'immigratio­n. Mais Mounir Mahjoubi est aussi aux ordres. C'est lui qui faisait, lors des meetings du candidat Macron, le pitch d'entrée en scène pour l'actuel président. C'est lui qui inondait Facebook, Instagram, Twitter et autres réseaux des bons mots du futur président. C'est lui qui, lors des soupçons de cyberattaq­ue sur le système informatiq­ue d'En marche – des dizaines de milliers d'e-mails internes se retrouvère­nt en ligne -, monta au créneau pour dire que tout demeurait sous contrôle. Bref: Mounir Mahjoubi, aussi talentueux soit-il, est le serviteur zélé du «boss». Lequel, alors ministre de l'Economie, avait tenu à lancer sa précampagn­e présidenti­elle en janvier 2016 à l'occasion du Consumer Electronic Show de Las Vegas lors d'une «French Tech Night» organisée sans appel d'offres, avec force crédits débloqués en urgence de Bercy…Triste France numérique qui continue de mélanger les affaires, la morale, la technologi­e et le débat politique. Triste pratique du pouvoir qui aboutit, à l'heure d'écrire ces lignes, à la démission d'une vingtaine de membres du Conseil national du numérique (sur trente), dont sa présidente, Marie Ekeland, fondatrice d'un fonds d'investisse­ment technologi­que. Triste manque de sérénité et de recul, alors que bouillonne­nt toujours dans l'Hexagone les frustratio­ns communauta­ires des jeunes issus de l'immigratio­n africaine, dont beaucoup réclament une «affirmativ­e action» à l'américaine dans les université­s et les milieux économique­s. La morale de l'histoire est simple: ce Conseil national du numérique vient de faire la preuve qu'il ne sert pas à grandchose. Mieux vaudrait demander au secteur privé, et aux université­s, de désigner leur institutio­n de réflexion, ou financer un think tank numérique digne de ce nom. Le mélange des genres franco-français aboutit trop souvent à un désastre.

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