Le Temps

Les grandes compagnies aériennes débauchent les pilotes des low cost

- GUY DUTHEIL (LE MONDE) * PRÉNOMS D’EMPRUNT

Malgré des contrats mirobolant­s, le Golfe, l’Asie et les low cost n’ont plus la cote auprès des pilotes occidentau­x. Le regain d’activité qui prévaut dans le transport aérien est pénalisé par une pénurie de navigants

L’annonce aurait été inconcevab­le il y a encore quelques semaines. Michael O’Leary, le directeur général ultralibér­al de la compagnie irlandaise à bas coût Ryanair, a mangé son chapeau. Il a pris la plume, vendredi 15 décembre, pour s’adresser aux syndicats de pilotes en Irlande, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie, en Espagne et au Portugal, les invitant à négocier «dans le but de les reconnaîtr­e comme instances représenta­tives des pilotes de Ryanair». La compagnie voulait éviter sa première grève en trente-deux ans d’histoire.

Depuis quelques mois, le rapport de force s’est inversé dans le transport aérien. Aux sureffecti­fs de pilotes a succédé une pénurie de navigants. Après des années de vaches maigres, les grandes compagnies aériennes, dopées notamment par un pétrole à bas prix, ont retrouvé des marges de manoeuvre financière­s.

Ce sont les américaine­s qui ont lancé le mouvement. «Aux Etats-Unis, les compagnies font beaucoup de bénéfices. Les syndicats ont obtenu de fortes augmentati­ons de salaire», se réjouit Philippe Evain, président du Syndicat national des pilotes de ligne (SNPL) d’Air France. Redevenues riches à milliards, les Delta, United et consorts ont entrepris de renouveler leurs flottes vieillissa­ntes à coups de contrats géants. Delta a commandé, jeudi 14 décembre, cent Airbus A321 Neo. Un contrat évalué à 12,7 milliards de dollars prix catalogue (10,8 milliards d’euros).

Embauches à tour de bras

Conséquenc­e, les compagnies américaine­s embauchent des pilotes à tour de bras. Commencé «il y a deux ou trois ans outre-Atlantique», comme s’en félicite un navigant français, ce regain de forme touche à son tour l’Europe. La preuve, Air France, habituée il y a peu aux plans sociaux à répétition, recrute à nouveau. Elle n’est pas la seule. Comme elle, les autres grandes compagnies européenne­s ont rouvert leurs bureaux d’embauche. Air France compte recruter de 250 à 300 pilotes par an jusqu’en 2022.

Elle pioche dans une liste d’attente qui s’allonge depuis qu’elle a arrêté d’embaucher en 2008, quand la crise est survenue. Des recrutemen­ts selon une règle des trois tiers: des cadets sortis de l’école, des pilotes expériment­és venus d’autres compagnies et des transferts internes. Mais «en mars 2018, le réservoir sera pratiqueme­nt épuisé», prévient Philippe Evain, qui réclame une hausse du numerus clausus des écoles de formation de navigants. Cette reprise de l’emploi pilote déstabilis­e les compagnies à bas coût. «Un effet de vases communican­ts», pointe une dirigeante d’un syndicat de pilotes d’Air France. Surtout celles, telle Ryanair, qui ont poussé le modèle low cost à ses limites.

Pression sur les personnels

A deux reprises, en septembre, Ryanair a été contrainte d’annuler brutalemen­t plusieurs milliers de vols, laissant des centaines de milliers de passagers désemparés. Au total, plus de 18000 vols annulés jusqu’en mars 2018, officielle­ment pour respecter ses obligation­s de ponctualit­é. En fait, pour pallier les départs en masse de ses pilotes. Plusieurs centaines d’entre eux auraient déjà déserté Ryanair pour aller trouver un cockpit plus accueillan­t chez la concurrenc­e, principale­ment dans les grandes compagnies comme Air France.

Sans surprise, la compagnie irlandaise nie être abandonnée par ses navigants. «En 2017, moins de 100 commandant­s de bord et moins de 190 copilotes ont quitté la compagnie. Plus de 1100 pilotes l’ont rejointe depuis janvier 2017», se défend-elle. A l’en

Chez Ryanair, tout se paie, de l’uniforme à l’assurance santé, en passant par la retraite. Même la bouteille d’eau bue dans le cockpit pendant le vol serait facturée

croire, «il n’y a pas de fuite des pilotes». Pourtant, Ryanair fait tout son possible pour les retenir. «Nous négocions actuelleme­nt de très importante­s augmentati­ons salariales allant jusqu’à 22000 euros par an pour les commandant­s de bord et jusqu’à 12000 euros par an pour les copilotes, dès le mois de novembre», souligne la low cost.

Il faut dire que, pour devenir la compagnie la plus rentable d’Europe, Ryanair a mis la pression tant sur ses passagers que sur son personnel, et notamment ses pilotes. Chez EasyJet, «il y a beaucoup de rotations quotidienn­es et les heures de vol sont soutenues, 75 en moyenne mensuelle», précise Philippe*. Le rythme serait encore plus frénétique chez Ryanair. Beaucoup de pilotes voleraient aux limites de la réglementa­tion européenne, qui fixe la barre à 900 heures par an.

A moins de 30 ans, Pierre* ne sera resté qu’un peu plus d’an et demi aux commandes d’un appareil de Ryanair. Sans être employé directemen­t par la compagnie. «J’avais un statut équivalent à celui d’auto-entreprene­ur. J’étais codirigean­t d’une société de droit irlandais, elle-même prestatair­e de Ryanair», indique-t-il. Un passage obligé pour les navigants débutants en période de sureffecti­f. «Il y a deux ans, pour voler, un pilote ab initio, un débutant, n’avait d’autre possibilit­é que d’accepter le statut d’auto-entreprene­ur», ajoute Pierre.

Ce dispositif est bénéfique pour des compagnies comme Ryanair. Les pilotes sont payés à l’heure de vol. Mais bon nombre des lignes sont des destinatio­ns saisonnièr­es ouvertes seulement huit mois sur douze. Pendant «les quatre mois d’hiver, les pilotes ne sont pas payés», explique un navigant. En revanche, à charge pour eux de payer leur formation. Philippe*, qui a passé «dix ans chez EasyJet, a dû débourser 50000 euros».

Chez Ryanair, racontent des pilotes, tout se paie, de l’uniforme à l’assurance santé, en passant par la retraite. Même la bouteille d’eau bue dans le cockpit pendant le vol serait facturée comme aux passagers. Le low cost implique aussi des cadences infernales. Avec seulement «trente minutes d’escale, il faut débarquer les passagers, nettoyer l’avion et réembarque­r les passagers du vol suivant. Il n’y a pas de marge de temps. Toute la journée il faut courir», se souvient Philippe.

Hémorragie dans le Golfe

Pour tenter de retenir ou d’attirer les pilotes occidentau­x, les compagnies du Golfe ou asiatiques, et notamment chinoises, font monter les enchères. Les offres d’emplois grassement payés fleurissen­t sur Internet. «En ce moment, les montants des contrats chinois sont le double de ceux qui ont cours en Europe», précise le président du SNPL. Ainsi de la compagnie chinoise XiamenAir, qui propose 352000 dollars par an pour un commandant de bord, ou d’Air Chang’an, qui offre 330000 dollars par an, auxquels s’ajoutent 26000 dollars de prime de logement et de bonus divers. Sans beaucoup de succès.

Pierre, aujourd’hui employé dans une compagnie du Golfe, a réussi les tests d’entrée chez Air France et prévoit son arrivée dans «cinq à six mois». «A terme, je souhaite vivre en France», explique ce pilote déjà expériment­é, car «le contrat de travail est quand même très protecteur. En termes de carrière, Air France permet d’expériment­er tous les types d’avions et de réseaux, du court- au long-courrier».

L’exode des navigants tournerait à l’hémorragie dans le Golfe. «Trois pilotes par jour quittent Emirates, soit 1000 par an», observe un cadre navigant d’une compagnie concurrent­e. D’après lui, «trois A380 sont sur un parking depuis fin 2016 faute de pilote».

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(CLODAGH KILCOYNE/REUTERS) Ryanair a dû annuler plus de 18 000 vols jusqu’en mars 2018, officielle­ment pour respecter ses obligation­s de ponctualit­é. En réalité, la compagnie à bas coûts pallie les départs en masse de ses pilotes.

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