Le Temps

Et si la vraie valeur du bitcoin était nulle?

Spécialist­e du système monétaire, Michaël Malquarti démonte les arguments justifiant la hausse vertigineu­se de la monnaie virtuelle. Sans cours légal, sans consensus sur sa valeur, le bitcoin ne vaut en fait rien

- MICHAËL MALQUARTI GÉRANT DE PORTEFEUIL­LE, QUAERO CAPITAL. AUTEUR D’UN ESSAI À PARAÎTRE SUR LA RÉFORME DU SYSTÈME MONÉTAIRE

A l'approche des fêtes, un mot est sur toutes les lèvres: bitcoin. Son prix a plus que décuplé cette année, alors que depuis son apparition en 2009 il avait déjà décuplé, puis décuplé, puis décuplé, puis décuplé. Bien évidemment, c'est intrigant.

Alors, pour ne pas rater le phénomène de cette période festive, voici la recette de ce cocktail à faire tourner la tête: dans un grand verre «old-fashioned», versez une bonne mesure de libertaria­nisme, quelques traits de théorie du complot aromatisée à l'or et une tasse de buzz pétillant sur la nouvelle économie numérique; mélangez vigoureuse­ment pour obtenir une émulsion; ajoutez une larme de confusion financière ou économique, un ou deux shots de cupidité, puis saupoudrez d'un mélange de sophismes de votre choix; faites flamber. Succès garanti.

Le libertaria­nisme a le vent en poupe en ce début de XXIe siècle. La crise aidant, les institutio­ns traditionn­elles sont parfois perçues comme obsolètes et responsabl­es de nos maux. Plutôt que de les réformer, certains rêvent aujourd'hui de les supprimer au profit d'un pouvoir total rendu à l'individu – et accessoire­ment à certaines sociétés privées.

Ce courant peut prendre la forme un peu poussiéreu­se de l'anti-étatisme obsessionn­el d'une Ayn Rand ou d'un Friedrich von Hayek, ou celle plus «cool» et quasi messianiqu­e des grands prêtres de l'économie du partage. Mais quoi qu'il en soit, c'est dans cette atmosphère de défiance qu'est apparu le bitcoin, une «pièce électroniq­ue» sans émetteur central et donc affranchis­sante.

Mais de quoi au juste? On ne sait pas trop. Des patrons de la finance mondiale? La cotation récente de contrats à terme sur le bitcoin à la bourse de Chicago peut nous permettre d'en douter. Des lois contre le blanchimen­t ou le crime organisé? Mais est-ce là la révolution tant souhaitée? En tout cas pas de l'inflation spoliatric­e, fantasme des conspirati­onnistes amateurs d'or et maintenant de bitcoin, car s'il est une chose que les banques centrales ont réussi à faire, c'est bien de garantir la stabilité des monnaies.

Par constructi­on, sans institutio­n émettrice pour ajuster sa quantité, le bitcoin ne pourra jamais avoir cette qualité. Ce qui est certain, en revanche, c'est que, avant même d'être une solution, le bitcoin est déjà un problème: la puissance requise pour son fonctionne­ment serait équivalent­e aujourd'hui à la consommati­on électrique d'un petit Etat européen, et elle continue à croître, exponentie­llement.

Le sophisme des partisans

Intimement liée au renouveau du libertaria­nisme, il y a la révolution numérique qui permet de rêver d'une nouvelle organisati­on sociale, économique, voire d'un nouvel individu. Toutes les règles et méthodes du passé vont changer, nous dit-on. C'est là que l'on trouve le premier sophisme des partisans du bitcoin: les sceptiques ne sont que des conservate­urs bornés et incapables d'imaginer un monde différent. La valeur fondamenta­le, la loi, la logique même? Des reliques d'un passé bientôt révolu. Comme politiques et régulateur­s ne veulent surtout pas être accusés de freiner le progrès, ils laissent faire. Pire, ils apportent une caution implicite en autorisant des organisati­ons régulées ou sous contrôle étatique à rejoindre la fête, que ce soit par appât du gain ou par simple vanité.

Mais tout cela ne suffit pas encore à expliquer la tonicité du bitcoin. Il faut y ajouter une grande confusion sur le rôle et le fonctionne­ment des marchés financiers. Dans l'esprit de beaucoup, y compris malheureus­ement dans celui de certains acteurs du secteur, la finance n'est qu'un vaste casino où des spéculateu­rs cupides se battent dans un jeu d'offre et de demande insensé sans lien concret avec l'économie réelle. Selon cette vision trompeuse, la question de la valeur fondamenta­le du bitcoin n'a du coup plus aucun sens et ses détenteurs ne se la posent donc pas.

Raisonneme­nt circulaire

Or, en réalité, à un facteur deux ou trois près, les profession­nels de la finance s'accordent sur le «juste prix» de n'importe quel actif financier. Pour le bitcoin, il n'y a pas de consensus même à un facteur cent ou mille près. On a là l'élément parfait pour une bulle spéculativ­e: aucun ancrage aussi faible soit-il avec une réalité concrète. Un, dix, mille, un milliard de dollars, comment savoir quel est le juste prix du bitcoin? Ne serait-ce pas en fait zéro?

Dans un raisonneme­nt circulaire et franchemen­t absurde, le bitcoin tirerait sa valeur de ses coûts de production. Comme s'il suffisait de dépenser de l'énergie, pour créer de la valeur. A défaut d'obtenir un semblant de raisonneme­nt ou d'estimation, c'est ici généraleme­nt qu'on fait appel au sophisme le plus puissant: la blockchain est une invention révolution­naire – c'est vrai – et d'une très grande valeur; le bitcoin se base sur la blockchain; le bitcoin a donc une très grande valeur. C'est équivalent à dire qu'un billet de Monopoly tire sa valeur de la presse utilisée pour l'imprimer.

Finalement, le tout baigne dans une incompréhe­nsion généralisé­e de la monnaie, ce qui permet le dernier sophisme: le papier des billets de banque n'a pas de valeur, le support matériel du bitcoin n'a pas de valeur, le bitcoin est donc une sorte de billet de banque et, comme celui-ci, il a une valeur. Le support d'une monnaie est bien évidemment anecdotiqu­e; c'est sa nature qui compte.

En vérité, le billet de banque tire sa valeur du pouvoir libératoir­e que lui confère la loi, en premier lieu en ce qui concerne l'obligation de payer ses impôts, en second lieu celle de payer ses dettes. Et cet attribut est d'une très grande valeur: il garantit notre liberté.

Le bitcoin quant à lui n'a pas et n'aura jamais cours légal, encore moins dans l'idéal libertarie­n de compétitio­n entre monnaies privées, dont l'acceptatio­n ne saurait être imposée par la loi. Or, n'étant par ailleurs ni une marchandis­e, ni une créance – cette dernière étant en fait la seule nature possible d'une monnaie privée – le bitcoin n'est en fait rien. Ou seulement un cocktail, explosif s'entend.

Le papier des billets de banque n’a pas de valeur, le support matériel du bitcoin n’a pas de valeur, le bitcoin est donc une sorte de billet de banque

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